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Sciences humaines, trop humaines ?

Sciences humaines, trop humaines ?

Avant-propos

Cet article reprend pratiquement textuellement un exposé oral fait lors de la session de travail de l’O.R.P. qui s’est tenue à Lyon le 9 décembre 1989. Cet exposé avait pour fonction d’introduire le thème de la journée, centré sur les sciences humaines et leurs méthodes dans leurs rapports au champ parapsychologique.

I – Introduction

Nous sommes donc réunis aujourd’hui pour parler de sciences humaines et de leurs méthodes appliquées à la parapsychologie ..
Dans cet exposé, qui se veut avant tout introductif, j’essayerai d’éviter le style « plaidoyer ». Je rappellerai simplement que, parmi les nombreuses formes du paranormal, les faits dits spontanés montrent à l’occasion les limites d’une approche qui ne serait qu’expérimentaliste. La sempiternelle question même de la répétabilité en parapsychologie nous conduit aussi à savoir sortir du seul laboratoire. Le phénomène paranormal envisagé comme fait social ouvre également sur les sciences humaines. Sans parler bien sûr du fait qu’on ne peut négliger les aspects psychologiques des manifestations en question puisque c’est bien à quelqu’un qu’elles arrivent, la plupart du temps du moins.
C’est avec plaisir d’ailleurs que j’ai vu qu’Yves Lignon avait intitulé le titre de sa dernière conférence: « Champ de la parapsychologie : problèmes expérimentaux et problèmes de société » (le 18 novembre dernier à Toulouse). Je regrette d’autant plus son absence aujourd’hui parmi nous. Mais « Toulouse » reste bien représentée ce matin.

Cela dit, si de plus en plus de chercheurs (et si vous êtes ici ce n’est pas pour rien) paraissent d’accord pour une certaine inter, pluri ou trans-disciplinarité, considérée comme nécessaire pour appréhender le champ paranormal, je crois qu’il ne faudrait pas aller non plus trop vite en ce domaine. Tout en étant un farouche défenseur de toute forme de collaborations, je voudrais aussi pouvoir l’être d’une certaine rigueur méthodologique. Cette rigueur commence, pour moi, par une réflexion de fond sur ce que sont les sciences humaines. Il s’agit là d’éviter certains quiproquos. Parlons-nous tous de la même chose lorsque nous parlons de sciences humaines? Je n’en suis pas si sûr. D’où le modeste but de mon exposé : poser les jalons indispensables à toute réflexion, avant d’aller plus loin et trop vite pour se rendre compte, dans quelques temps, qu’en fait, dès le départ, nos chemins divergeaient.

C’est donc autant aux spécialistes présents (et absents) des sciences dites exactes qu’à ceux des sciences dites humaines que j’ai envie de m’adresser. Aux premiers, j’ai envie de faire toucher du doigt la complexité inhérente à certaines approches que l’on dit aussi « molles ». Le risque pour eux n’est-il pas en effet de concevoir les sciences humaines comme un hors-champ (hors de leur propre champ de recherches), indispensable certes, mais qui aurait ses propres méthodes qu’ils imagineraient simples et repérables relativement facilement. Aux seconds, j’ai envie de formuler quelques questions pour amorcer ou poursuivre un dialogue qui, je l’espère, sera fécond.

Mon soucis sera donc théorique plus que pragmatique, même si mes interrogations partent d’éléments tout à fait pratiques. Chemin faisant d’ailleurs, j’essaierai autant que possible de multiplier les exemples concrets. Mais je crois qu’il faut vraiment considérer ce que je vais dire comme un prolégomène à d’autres débats, peut-être plus centrés, qui pourront se dégager dans la suite de la journée ou lors d’autres sessions de travail.
Je vais donc tenter d’appréhender le problème dans son aspect le plus large. La tâche est ardue et, à vrai dire, je ne sais même pas si je suis compétent pour la traiter. Cela dit, qui d’ailleurs pourrait vraiment être compétent? Et déjà avec cette simple question nous sommes au coeur du débat. Débat qui pourrait finalement se formuler assez simplement, en dehors de toute référence même au paranormal : « Que sont les sciences humaines? Existent-elles seulement? Quelqu’un les a-t-il rencontrées ? »

Mais avant de reprendre de front cette question, je voulais vous dire quelques mots sur ma propre position dans ce champ. Sans vous raconter ma vie (rassurez-vous), il me paraît important, ne serait-ce pour qu’à votre tour vous puissiez me renvoyer les limites de mes interrogations, de me situer moi-même en tant que personne et chercheur.

Je suis médecin et psychiatre (pédopsychiatre). J’exerce ma profession, pour une part, dans le cadre de la fonction publique (comme praticien hospitalier) et, pour une autre part, dans un cadre privé (un centre médicopsychopédagogique). J’ai une formation psychanalytique. Je n’aime guère d’ailleurs l’expression, mais elle est consacrée. Disons que cela signifie que j’ai suivi une psychanalyse personnelle (une « tranche » d’analyse car qui peut prétendre en avoir jamais terminé ?) et que je continue la réflexion théorique en ce domaine (par le biais notamment de ma participation aux activités d’une association intitulée « Les séminaires psychanalytiques ») .

Par ailleurs, j’ai toujours gardé un intérêt pour les questions biologiques. Ceci m’a conduit à une maîtrise de Biologie humaine qui a donc été pour moi une petite initiation à la recherche biologique (notamment dans le domaine des neurosciences). Les médecines dites parallèles ont aussi beaucoup compté pour moi. Après une formation d’acupuncteur, j’ai depuis continué à réfléchir à ce qu’elles pouvaient représenter tant sur le plan de leurs implications biologiques que sociales. Je m’y intéresse donc de près, sans pour autant les pratiquer.

Pour en terminer avec ce rapide survol de mon curriculum vitae, je dois vous avouer être devenu un peu anthropologue sur le terrain, en travaillant notamment auprès de mon ami François Laplantine. C’est avec lui que j’ai participé à l’ouvrage: « Un Voyant dans la ville », puis à un « Que sais-je ? » consacré aux « Médecines parallèles ». En ce qui concerne la parapsychologie, si mon intérêt théorique remonte à de nombreuses années, mon expérience pratique a commencé avec le travail sur le voyant.
Puis-je, pour autant, me considérer comme un spécialiste en sciences humaines?
Eh bien, à vrai dire, je ne le sais pas. Ce qui nous ramène à notre question: « Que sont les sciences humaines ? ». Sans parcourir les dictionnaires ou les revues spécialisées, en m’en tenant simplement à ce que je pouvais avoir en tête, je me suis amusé à tenter un rapide inventaire des disciplines pouvant ressortir de ce champ. Si la place de certaines paraît évidente, ce n’est pas le cas pour d’autres:

du côté des évidences, je classerai volontiers: la psychologie (et toutes ses subdivisions), les sciences économiques et sociales (psychosociologie, économie. sociologie), l’ethnologie et l’anthropologie (avec ses différentes branches : linguistique, physique, préhistoire, sociale et cultuelle, pour s’en tenir à la classification nord-américaine);

du côté des quasi-évidences : l’histoire, la géographie (du moins dans ses aspects humains et démographiques), l’archéologie …

ensuite, les choses se compliquent : la linguistique peut nous tirer aussi bien vers l’informatique que vers la littérature; et que dire des sciences politiques, voire du droit? ou encore d’une branche de l’ethologie lorsqu’elle se qualifie d’humaine ; elle se rapproche alors de la psychophysiologie.

Mais enfin jusque là avec un peu de bonne volonté, on s’y retrouve à peu près. Poussons plus avant:
Comment considérer la médecine. N’est-elle pas (ou ne devrait-elle pas être) la plus humaine des sciences? Alors qu’actuellement d’une manière dominante,
« Sciences humaines, trop humaines?
Elle est à la botte de la biologie. La médecine d’ailleurs est-elle une science ou un art ?
Avec la psychanalyse, même problème, car il s’agit avant tout d’une praxis qui touche pourtant secondairement, par ses implications théoriques, à tous les domaines que nous venons de traverser. Elle en a d’ailleurs infiltré plus d’un de manière majoritaire (la psychologie clinique notamment). Or, le statut même de science pour la psychanalyse reste un débat d’actualité. Même genre de questions avec les sciences dites de l’éducation (pédagogie et annexes) voire de la communication (ou parle de communicologie) qui, si elles sont à la mode, restent, pour moi du moins, énigmatiques quant à leur rapport à la science.
Mais il y a pire (du moins, dans les questions que je me pose): La philosophie, et la branche qui nous préoccupe le plus, l’épistémologie, sont-elles dans le champ de la science ou dans un lieu extrascientifique ? Ont-elles la distance par rapport à l’objet de la science qui manquerait aux praticiens? Foucault, par exemple, avec sa méthode archéologique, fait-il ou non oeuvre scientifique? Et la phénoménologie dont l’ambition avouée est clairement scientifique? Faut-il parler de l’ésotérisme qui, se réclamant de la connaissance, ne tourne pas toujours le dos à la science? J’ose à peine parler des spiritualités et religions qui, à défaut d’être des sciences (quelle place a la théologie ?), sont pourtant bien humaines?
Mais je vais être plus perfide encore!
N’y a-t-il pas de sciences plus humaines que les mathématiques ? Pour exister en dehors de tout support matériel, fruit de l’imagination pure du cerveau humain, elles ont des retombées très pratiques. Par le biais notamment des statistiques qui conduisent par exemple à l’épidémiologie qui, paradoxalement, réintroduit une certaine réflexion sur la globalité dans un monde scientifique dominé par l’approche analytique. Les mêmes remarques pourraient être faites de plus pour la théorie des systèmes, la cybernétique, voire l’informatique.
Mais poussons ces élucubrations philosophiques à fond. Existe-t-il des sciences non humaines? La physique quantique dans ses avancées théoriques les plus récentes en ré introduisant la subjectivité du chercheur ne doit-elle pas nous interpeller quant à ce qui serait une barrière trop nette entre des champs que l’on perçoit spontanément comme hétérogènes (suivant alors la voie ouverte par Bachelard) ? Et encore n’ai-je pas cité la parapsychologie (on pourrait d’ailleurs s’interroger sur son rôle culturel actuel en ce qui concerne justement la séparation et la réconciliation des champs).

Bien. Quittons ce tourbillon interrogatif et quelque peu théorique et revenons sur terre. Regardons autour de nous. Je fais le point : d’accord, les limites entre des champs apparemment différenciés ne sont pas si évidentes qu’il peut y paraître au premier abord ; mais cela ne doit pas nous empêcher de travailler. De toute façon nous ne le pouvons pas! Essayons de le faire le moins mal possible.
Si les fondements sont sujets à débat il est tout aussi évident que parfois, lorsque l’on revient à des interrogations concrètes, se pose le choix d’une méthode, qui bon gré mal gré peut, elle, parfois être définie. Et éventuellement relativement simplement. J’en viens donc aux méthodes.

II. Les méthodes

A – Théorie

Tout d’abord, il me semble important de rappeler une évidence, au risque d’avoir l’air d’enfoncer une porte grande ouverte. En sciences humaines, il n’existe pas une méthode, mais des méthodes.
Or dans ce domaine, d’emblée, les choses se compliquent. En effet les méthodes sont très souvent liées aux théories qui sous-tendent la démarche du chercheur.
Si, du côté des sciences exactes, un certain consensus paraît se dégager quant à un certain état paradigmatique méthodologique de base (c’est en tout cas très vrai pour les sciences que je qualifierai d’intermédiaires [1] : la biologie en tête), c’est loin d’être le cas en sciences dites humaines.

Les ennuis commencent, si l’on peut dire, dès le recueil des données et des faits; puisqu’en fonction du choix théorique qui est le sien, chacun recueillera un peu le matériel qui l’arrange (consciemment et inconsciemment).
Or, pourtant, on a l’impression en parcourant la littérature qu’il existe bien, malgré tout, une certaine unité ou, pour être plus nuancé, que sur fond de divergences une appréhension du réel parfois tout à fait pertinente se dégage. Et c’est ce qui, je l’imagine, doit pouvoir paraître à la fois séduisant et agaçant pour les spécialistes des sciences exactes. Et là, j’ai envie de les rassurer. Au sein même du champ de l’humain (c’est-à-dire du côté desdits spécialistes de ce champ), je crois que les mêmes sentiments sont vécus. Il faut dire, à la décharge de ceux qui s’attèlent à l’humain, que leurs ambitions sont d’emblée démesurées: appréhender le global, la totalité, ayant même de savoir comment certaines parties du tout fonctionnent. Je comprends tout à fait que la démarche même puisse en heurter plus d’un. Comment par exemple imaginer une sociologie scientifique, doivent penser certains, tant que la neurobiologie et la génétique n’auront pas progressé davantage? Il faudrait ramener là la question des niveaux de pertinence d’approches du réel et cela nous entrainerait trop loin pour l’instant.

Revenons à la question des méthodes. Je dégagerai volontiers deux grandes typologies :

1 – Des méthodes qui cherchent à singer les sciences exactes

Je pense à des tentatives qui ont quelque chose de désespéré, pour ne pas dire désespérant, car elles tentent de codifier l’incodifiable, d’objectiver le subjectif, de contourner l’incontournable, de quantifier le qualitatif. Je crois que dans la discussion, nous pourrons largement reparler de ce point. Dans cette optique, on classe, on découpe, on dégage des items. On compare statistiquement. A l’évidence, on dépense souvent beaucoup d’énergie pour accoucher de résultats très propices à la critique (à cause des nombreux biais qui parcourent le recueil et l’analyse des données).

2 – Des méthodes qui cherchent à se dégager d’une pensée trop objectivante

Partant de descriptions phénoménologiques, une autre rationalité tente alors de s’appliquer. Le « relationnel », l’intersubjectif, la « parole échangée » ont alors la part prépondérante. On peut y trouver tous les délires (délire = théorie d’un seul; théorie = délire de plusieurs ?), parfois l’anecdotique, parfois le lumineux lorsqu’en tant que lecteur la conviction est emportée par l’analyse (et là, on sent bien que l’on est complètement dans le domaine de la subjectivité, tant dans la manière de traiter l’objet d’étude que par l’effet produit sur le lecteur). Je ne prendrai que deux exemples de ce type de démarche, qui ont l’avantage de se situer aux deux extrêmes de cette gamme méthodologique:

l’ethnographie pure qui peut prendre l’allure d’une botanique de l’espèce humaine, d’une collection désincarnée, d’un épinglage sans ordonnancement de rites et coutumes ancestrales ou primitives;

la philosophie qui, à l’inverse, peut parfois en « décollant » de tout réel, organiser le monde à partir d’une métaphysique complètement a priori.

Mais quoi qu’il en soit, dans tous les cas, et malgré les divergences, un deuil aura été fait d’une démarche complètement objectivable, voire mathématisable (au sens de chiffrable).

3 – La question: y a-t-il de la place pour une pensée intermédiaire ?

C’est-à-dire une pensée qui, partant des mêmes fondements rationnels que les sciences exactes (quels sont-ils d’ailleurs) s’attaque de front au subjectif. Je crois, mais cela n’engage que moi, que les pensées psychanaly1iques freudienne et lacanienne sont à classer dans cette intentionalitë: aucune compromission à un a priori théorique. L’expérience mène le bal. Mais, bien entendu, il ne s’agit plus d’expérience de laboratoire. J’ai bien parlé « d’intentionalité ». Je ne sais pas, en effet, si à l’heure actuelle on peut en dire plus, compte tenu de l’état des réflexions épistémologiques concernant la science d’une part (cf. Chalmers) et la psychanalyse d’autre part (certains analystes revendiquent la scientificité, d’autres l’ascientificité de leur discipline).

B – Pratique

J’en viens maintenant à des exemples concrets. Je vais également tenter de réintroduire la parapsychologie dans mes interrogations. Trois exemples où je vais essayer, succinctement, de montrer les conséquences de telle ou telle orientation dans la démarche du chercheur.

1 – Dans les phénomènes de poltergeist

On peut très bien ne s’interroger qu’en termes de structure psychique individuelle. On peut, par exemple, décider de faire passer systématiquement à la personne supposée à l’origine du phénomène tel ou tel test psychologique pour tenter d’objectiver (autant que faire se peut) la personnalité en cause. On peut, au contraire, faire un tout autre travail, plus subtil à mon avis, mais moins balisé (cf. P. Le Maléfan qui renvoie aussi à des questions d’éthique). Ce travail consiste à tenter de repérer dans la structure du sujet, ainsi que dans celle de la famille en question, voire du contexte socioculturel élargi, des éléments qui organisent le phénomène. On peut ainsi espérer conceptualiser de manière autrement plus pertinente ce qui, de l’histoire des différents protagonistes, se trouve engagé. Et cela sans aucun test, mais par un patient travail d’écoute et de décryptage.

2 – Dans les cas dits de sorcellerie, ou d’envoûtement

Là aussi le regard que l’on porte est fondamental. J. Favret Saada, dans son ouvrage: « Les mots, la mort, les sorts », nous enseigne sur la complexité des processus en jeu. Mais elle nous montre aussi ta complexité de sa méthode qui s’apparente bien plus à une course de fond qu’à une brève épreuve de sprint, et où la place de la subjectivité est prépondérante.

3 – Dans le travail que nous avons réalisé autour de G. de Bellerive (« Un Voyant dans la ville »)

On ne trouve certes pas d’analyse de la voyance en tant que phénomène prémonitoire à vérifier ou pas, mais un travail de balisage, pas à pas, qui en fin de compte aide à percevoir l’idée que la voyance est un phénomène social aux nombreuses implications, même si là non plus rien de tranché n’est dit concernant la structure de personnalité du voyant ou de ses consultants.

III – Réflexions épistémologiques

Si tant est qu’il se soit agi d’autre chose jusqu’à présent…

A – Tout le monde fait des sciences humaines, parfois sans le savoir

A partir du moment où l’on travaille sur l’homme, on prend une position de travail qui n’est pas sans conséquences. De la même manière, chacun possède une philosophie spontanée, les savants n’échappant aucunement à la règle (cf. Althusser).
Parfois, cela conduit à une position clairement énoncée. Je pense par exemple à ce qu’Yves Lignon avait pu dire lors de la dernière session de travail, en parlant d’aspects névrotiques présents, d’après lui, chez de nombreux sujets psi. Parfois, cela est plus insidieux, ou moins conscient. Je pense par exemple à tout un courant de pensée en parapsychologie, très scientiste, qui néglige complètement la dimension affective du problème. Eh bien même cette position prend appui sur une certaine vision (pourrait-on dire moléculaire) de l’humain.

B – Il faut savoir que les problèmes soulevés sont complexes

Il ne faut pas chercher à faire l’économie de cette complexité. Car en simplifiant, en réduisant, on risque de passer à côté de l’essentiel.
Et là, je m’adresse surtout aux scientifiques originaires des sciences dites exactes. Je crois que lorsqu’ils acceptent de collaborer avec des scientifiques de l’autre bord, ils ont à accepter de faire le deuil des méthodologies réductrices auxquelles ils sont plus habitués.
Comme je l’ai déjà dit précédemment, il n’y a pas une méthode, mais des méthodes en sciences humaines. Plutôt que de savoirs, il faudrait parler de savoir-faire. Or, on sait bien (n’oubliez pas que Lyon est la capitale de la gastronomie), que les bons cuisiniers n’ont pas besoin de connaître la constitution chimique des différents ingrédients qu’ils utilisent, cela ne doit pas nous empêcher de nous régaler de leurs productions. Peut-être, après tout, que les sciences humaines ne sont qu’une gigantesque cuisine?!

1 – La complexité commence avec la question de « l’objet »

Je dirai que si, en sciences exactes, c’est l’objet qui délimite le chercheur (par exemple l’existence des pierres et minéraux qui fait le géologue, ou bien encore la cellule – pour peu que l’on ait inventé le microscope – qui fait le cytologiste), en sciences humaines c’est le chercheur qui délimite l’objet. Il la façonne à sa main.
Je prends un exemple: dans un petit ouvrage que je vous conseille (« L’Anthropologie », dans la collection « Clefs pour » chez Seghers), François Laplantine recense les différentes manières de pratiquer et théoriser l’anthropologie. C’est très instructif. Si, d’une certaine façon, on peut dire que les terrains de recherche sont les mêmes (l’homme et ses cultures), l’objet de recherche et donc les conséquences scientifiques qui en découlent peuvent être radicalement différents. Ainsi note-t-il l’existence de l’anthropologie des systèmes, l’anthropologie sociale, l’anthropologie culturelle, l’anthropologie structurale et systémique, l’anthropologie dynamique. et je ne parle pas des subdivisions à l’intérieur de chaque catégorie. On perçoit bien à suivre Laplantine, comment objet, méthodes et élaborations secondaires sont extrêmement liés. Et pour de bonnes raisons, puisque l’exigence est celle d’un parti-pris de totalité à l’inverse des approches fondamentalistes dures qui travaillent à partir de l’exactitude d’une découpe du réel qui est au contraire complètement parcellarisé pour les besoins de la « cause ». Ainsi, en anthropologie, le débat commencera dès qu’il s’agit de récolter les fameux invariants culturels. Il faut tout de même savoir qu’au sein du monde ethnologique le fameux tabou de l’inceste fait parfois l’objet de débats. Alors qu’en biologie, si les chercheurs peuvent ne pas être d’accord sur certaines de ses fonctions, personne ne remettra en cause l’existence de la cellule.

J’ai bien conscience que tout ceci mériterait de plus amples développements. Notamment on pourrait discuter la vision un peu simpliste selon laquelle je présente les sciences exactes. Mais je crois qu’il s’agit d’une vision dominante et relativement partagée dans notre culture, qui a au moins l’avantage de rendre compte de l’organisation générale de la recherche (c’est bien la parcellisation qui règne en maître). Cela n’empêche pas que pour certains chercheurs les cadres puissent être bousculés (Benveniste, Guillet, Sheldrake, Chauvin, etc).

2 – « L’expérience »

Cela va nous ramener à la parapsychologie. L’expérience, dans la délimitation arbitraire et nécessaire qu’imposent les sciences exactes, n’est guère possible en sciences humaines. Le souci de globalité, de totalité qui les définit (peut-être là aussi faudrait-il discuter plus avant ces termes) implique, par essence, un travail de terrain in situ, in vivo (au sens propre du terme – c’est-à-dire opérant sur des sujets vivants et existants dans leur contexte). Sauf à redéfinir l’expérience (qui pourrait alors, par exemple, inclure le « témoignage »), on voit mal çomment les sciences humaines pourraient, sans risque de perdre leur âme, ne fonctionner que dans l’expérimentation ou l’enquête. Ainsi, en serait-il des parapsychologues qui éviteraient les cas spontanés. Au fait, je ne sais toujours pas si la parapsychologie (si elle existe) est une science humaine.

IV – Pour revenir à ma pratique

Que puis-je dire maintenant de ce qui peut être, à l’occasion, ma pratique appliquée au domaine du paranormal ?

A – A propos du recueil des données

Il s’agit d’un travail qui peut paraître simple : l’entretien non directif (voire semi-directif). La simplicité n’est qu’apparente. Eviter ses propres projections, éviter d’induire les réponses, ne pas faire dire plus à l’interviewé que ce qu’il a dit ou, au contraire, occulter certaines réponses, se fixer abusivement sur certaines autres, etc. Tels sont quelques uns des écueils qui guettent ce type de démarche. C’est d’ailleurs, à mon avis, cette capacité d’entendre ou non le paranormal qui entraîne à son propos des points de vue tout à fait différents, voire opposés, chez certains psys et ethnologues.

A partir du moment où, comme en psychothérapie ou en psychanalyse, on dispose pour seul outil de l’échange de parole, on peut très vite en arriver à l’échange de fantasmes qui éloigne de la vérité du dire …
L’implication du chercheur est fondamentale et nécessaire. Encore faut-il qu’il ait un minimum de capacités à analyser et à utiliser cette analyse dans ses conclusions. Là aussi, comment ne pas renvoyer à Favret-Saada. Ou à Richard Alouche qui décrit bien dans son chapitre du « Voyant dans la ville » son « tel est pris qui croyait prendre » lorsque, soumis aux voyances le concernant par Georges De Bellerive, il en perd son latin sociologique. Encore fallait-il qu’il puisse se laisser surprendre!
Cette démarche (je parle toujours de l’entretien, de l’échange de paroles) sous-entend que le chercheur accepte de se laisser traverser, sans trop d’idées préconçues (même si cela est un idéal…) par l’expérience qu’il va vivre. Cela s’oppose, une fois de plus, à l’expérience au sens classique du terme où il s’agit de tester une hypothèse préalable. Car dans ce type de travail (celui de l’échange de paroles), c’est plutôt la surprise, la découverte de type archéologique qui est de règle.
Bien sûr, en cherchant bien, dans d’autres domaines de la science (physique contemporaine, ethnologie, parfois parapsychologie expérimentale), on retrouve le même type de démarche. Certains esprits provocateurs vont même jusqu’à penser que les découvertes fondamentales (celles qui entraînent une révision des paradigmes en place) sont toujours le fruit d’une certaine surprise…

B – Et après

L’analyse des données commence (je distingue sans doute un peu artificiellement le temps du recueil et de l’analyse qui peuvent être beaucoup plus imbriqués qu’il n’y paraît). Et là, chacun se raccroche à des outils théoriques préférentiels qui ont pu faire leur preuve dans le passé. La psychanalyse dite « appliquée » est un de ces outils. Et dès que l’on rentre dans ce domaine, il faut savoir que l’on court un double risque:

celui de dénaturer complètement les données psychanalytiques (qui sont, au départ, exclusivement tirées de la pratique de la cure-type),

celui de ramener abusivement des données recueillies à une grille de lecture exclusive et trop centrée (et infalsifiable).

Ces risques ne sont d’ailleurs pas l’apanage de l’outil psychanalytique. Ils tiennent à la méthode même de l’entretien. Quels que soient les outils d’analyse utilisés : qu’on les nomme archéologie, structuralisme, analyse de contenu, communicologie ou que sais-je encore, il s’agit toujours d’un décryptage qui comporte une part d’arbitraire. Je crois que ce sont, en fait, la lecture et le regard d’autres chercheurs qui, en apportant une valeur consensuelle ou non à l’analyse pratiquée, lui donnent rétrospectivement sa valeur. Ce qui rejoindrait finalement, plus qu’il n’y paraît, ce qui se passe en sciences exactes (cf. Kuhn et la « science normale »). Ce qui ne veut pas dire que des analyses marginales et non « reconnues » ne puissent pas être porteuses de sens…
Cela dit, il me semble que si quelqu’un se livre à un décryptage par trop teinté de ses propres projections personnelles, l’aspect névrotique (ou psychotique) de sa pensée se perçoit à la lecture (sauf bien sûr s’il épouse la névrose ou la psychose commune à une époque et une culture donnée). Si, en revanche, quelque chose en lien avec la vérité de l’expérience est énoncée, cela parcourt l’écrit et a en général le mérite d’ouvrir à d’autres interrogations … On a alors le sentiment d’une avancée théorique mais là aussi, on n’est finalement pas si loin de ce qui se passe en sciences exactes où sans cesse expérience et élaboration théorique se renvoient la balle (exemples récents en astrophysique où les théoriciens courent désespérément après les dernières découvertes).
Je me suis, à l’occasion, livré à ce type de périlleux décryptage. Je vous renvoie à ce que j’ai pu énoncer dans « Un Voyant dans la ville » à propos des rapports de l’angoisse et de la voyance et qui m’a conduit, en élargissant le débat, à m’interroger sur ce qui se passait du côté des défenseurs comme des détracteurs acharnés du phénomène.

Je pense que c’est finalement le temps qui passe et l’évolution à long terme des théories qui permet de se prononcer sur la valeur heuristique d’une idée en sciences humaines (je pense notamment au concept d’inconscient, ou à celui d’efficacité symbolique). Peut-être d’ailleurs que l’analyse historique fine de certains concepts nous montrerait, dans certains cas, l’articulation sciences humaines/sciences exactes dans une certaine interaction réciproque (exemple: subjectivité, inconscient, etc.).

V – Conclusion

Je conçois tout à fait que, vu de l’extérieur (j’emploie ce terme avec prudence puisque, auparavant, j’ai prétendu que personne n’est vraiment à l’extérieur puisque « tout le monde fait des sciences humaines sans le savoir »), il puisse être difficile d’appréhender un mode de fonctionnement qui peut paraître un peu magique (puisque priment l’analogie, l’association des idées, etc.).
Difficulté d’autant plus grande que bien souvent, au sein même de tel ou tel grand courant de pensée, l’unanimité est loin de se faire et les querelles d’école battent leur plein.

Un exemple: la psychanalyse connaît des références jungiennes, freudiennes et lacaniennes, ce qui entraîne des conséquences aussi bien théoriques que pratiques loin d’être négligeables (là aussi, cf. Roudinesco). Sur la définition même du concept « inconscient » d’ailleurs.

Un autre exemple: s’il est un terme employé communément en sciences humaines, c’est bien celui de représentation. Y-a-t-il des chercheurs qui l’emploient réellement avec le même sens? Que peut-on, que doit-on faire de ce type de constat en parapsychologie?

Faut-il faire des choix ? Au nom de quoi? Ou faut-il rejeter en bloc ce flou scientifique? J’essaye de me mettre à la place d’un parapsychologue expérimentaliste voulant s’assurer la collaboration de spécialistes des sciences humaines dans le cadre d’un travail pluridisciplinaire.
Bien évidemment je n’ai pas de solution générale à ce type de questions. Ce qui ne veut pas dire que, comme tout un chacun, je n’ai pas fait des choix théoriques personnels.
Cependant, pour « dédramatiser » un peu le débat, je voudrais dire, avant d’en terminer, que peut-être en sciences humaines plus qu’ailleurs, il y a plusieurs manières d’appréhender et de rendre compte d’un réel. Mais que, derrière les mots employés, les analyses se rejoignent plus souvent qu’on ne le croit. Un autre point qui me paraît important à rappeler est que, dans ce domaine, la personnalité du chercheur compte peut-être davantage que ses choix théoriques (ce qui ne veut pas dire, si je me resitue en tant que spécialiste, que toutes les théories se valent).

Je voudrais maintenant terminer par des réflexions que je qualifierai de constructives. Je crois qu’en matière de parapsychologie, l’apport des sciences dites humaines est tout à fait fondamental. Il peut enrichir la pratique de l’expérimentaliste pur, en l’ouvrant par exemple sur des questions auxquelles le laboratoire le prédispose peu (dans un travail de liaison entre des phénomènes sans lien au premier abord). Cela peut aussi l’aider à sortir d’une certaine naïveté (dans la méconnaissance, par exemple de certains effets de l’inconscient).
Je terminerai par la question, traditionnelle j’en conviens, mais néanmoins fondamentale, de la formation des chercheurs en parapsychologie. Un minimum de connaissances en sciences exactes, comme en sciences humaines, me parait tout à fait indispensables pour éviter des pièges grossiers, tout autant dans l’observation que dans l’analyse des phénomènes.

Ah si! J’allais oublier une dernière remarque: ne pourrait-on pas, en suivant Lacan, proposer à la place de sciences humaines, une autre terminologie: « sciences conjecturales » qui pourrait avoir l’avantage de nous amener à repenser des barrières épistémologiques peut-être plus artificielles qu’il n’y paraît…

Bibliographie

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