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Derrida et la télépathie

Derrida et la télépathie

A partir de l’article que Derrida a consacré à la télépathie, Bertrand Méheust examine le point de vue d’un des plus grands philosophes du XXe siècle sur ce phénomène psi.


Illisible, exaspérant et fascinant, l’article que Derrida a consacré à la télépathie (« Télépathie », in Cahiers confrontation, n°10, automne 1983) cherche moins à analyser les processus de la transmission de pensée qu’à les mettre en acte. Il s’agit d’abord de faire éprouver au lecteur les tremblements, les incertitudes suscités par l’expérience télépathique, les vacillements du sentiment de réalité et d’identité qu’elle entraîne. Le lecteur est invité à pénétrer dans l’intimité d’une correspondance fictive adressée à une femme aimée. On ne sait rien de l’auteur des lettres, ni de la personne à qui elles sont destinées. Quant à leur contenu, il est tout aussi énigmatique. Pour l’essentiel, l’échange épistolaire se focalise sur la saga freudienne, et plus particulièrement sur l’époque où Freud s’est trouvé confronté à la question de la télépathie. Comme un rêve soumis à la censure, le texte est troué de lacunes, parfois disloqué, et à certains moments, Derrida, comme possédé, devient Freud lui-même écrivant (on le présume) à sa fille préférée, lui avouant ses pensées secrètes, lui narrant par le menu comment il a dupé ses disciples sur la question de la télépathie.

Chemin faisant, Derrida en profite pour distiller un certain nombre de remarques de fond, qui concernent la nature même des processus télépathiques, leur gestion par Freud, et le défi qu’ils représentent pour la rationalité anlytique, et pour la raison en général. L’idée d’une communication télépathique présente un caractère abyssal, et, dès qu’on cherche à l’approfondir, on se perd dans des paradoxes qui donnent le vertige. Ainsi, une prédiction divinatoire n’a-t-elle pas une vertu performative, autoréalisatrice? Tous les phénomènes télépathiques ne sont-ils pas comme aspirés et déterminés par le futur? La notion même de sujet émetteur et de sujet récepteur n’est elle pas une illusion engendrée par le réseau télépathique? Ne recule-t-on pas d’effroi devant les implications d’une connexion sous jacente des consciences que ne contrôlerait aucun logiciel divin, et qui, du coup, nous placerait dans une sorte de labyrinthe chaotique?

Devant les implications de ces phénomènes, Freud a reculé; il a moins cherché à les étudier pour eux-mêmes qu’à sauver sa théorie ; comme un prestidigitateur, il a entretenu ses disciples et ses lecteurs dans l’indécision sur ses pensées secrètes, pour des raisons de « politique extérieure. » (p. 215). Du coup, la psychanalyse est restée muette sur ce « corps étranger » perturbateur susceptible de ruiner son entreprise ; elle s’est érigée en rempart comme cette intrusion ; aussi peut-on la considérer comme « une aventure de la rationalité moderne pour avaler et rejeter tout à la fois le corps étranger nommé Télépathie, l’assimiler et le vomir sans pouvoir se résoudre à l’un ni à l’autre » (p. 229). Mais la théorie de l’inconscient peut elle être viable si elle n’intègre pas la télépathie? Derrida en doute, il affirme même expressément le contraire. Que de la non télépathie soit possible, qu’il puisse même exister des êtres séparés, voilà ce qu’il n’arrive pas à croire (p. 210).

Et le défi de la transmission de pensée ne touche pas que la psychanalyse, il concerne la rationalité en général. « Tout dans notre concept de savoir, fait-il dire à Freud, se construit pour que la télépathie soit impossible, impensable, insue« . Ces thèses ne sont pas neuves: ce sont, depuis près de deux siècles, celles des théoriciens et des compagnons de route du magnétisme de la métapsychique, et, après bien d’autres, je les ai rappelées à la fin de Somnambulisme et médiumnité ( Les Empêcheurs de penser en rond, tome II, Paris 1999) ce qui, soit dit entre parenthèses, a conduit Elizabeth Roudinesco à me vouer aux gémonies. Mais, énoncées par un philosophe considéré par certains comme le plus grand de ce temps, elles pèsent un poids considérable. Ou plutôt, elles auraient pesé si elles avaient été largement débattues. Mais elles n’ont eu d’écho que dans un cénacle restreint, et n’ont en rien modifié la réception globale de la parapsychologie dans le monde intellectuel. Quant à Derrida lui-même, il a levé le lièvre, puis il est parti battre d’autres buissons. C’est sur ce point que nous devons nous interroger. Chez Freud, il y avait déjà une disproportion flagrante entre l’enjeu explicitement reconnu, et la maigreur de l’investissement consenti, puisqu’à la question de la télépathie le maître n’avait finalement consacré que deux courts articles, visant essentiellement à montrer que le processus de la transmission de pensée vérifiait sa théorie du travail du rêve. Or, chez Derrida, on retrouve cette disproportion , ce décalage entre l’ampleur de l’oeuvre et la maigreur des efforts consacrés à un thème de réflexion pourtant donné comme subversif.

Derrida se proposait dans son article d’entrer en sympathie avec Freud, afin d’éprouver et de décrire ses aternoiements et sa duplicité ; sur ce point, il a parfaitement réussi puisqu’il réactualise pour notre temps l’acte ambigu de Freud. Son intervention aurait pu être décisive, elle n’est restée, malgré sa pertinence, qu’un exercice de style, une parade philosophique encore freudocentrée et germanopratine. Si l’on questionne sous cet angle la psychanalyse elle-même, force est de constater qu’elle a toujours plusieurs fers au feu. Dans les cénacles ésotériques, un Derrida assume le rôle de la conscience critique, pendant qu’à l’extérieur, à l’usage du grand public et des médias, un Gérard Miller protège la démocratie contre le flot noir de l’occultisme, et tient que jamais, nulle part, aucun fait de voyance n a été attesté.

 

Cet article est un extrait du livre de Bertrand Meheust : « 100 mots pour comprendre la voyance« .