Home
Une histoire des sciences psychiques

Une histoire des sciences psychiques

Professeur de philosophie, Bertrand Méheust obtient en 1997 un Doctorat de Sociologie à l’université Paris I – Sorbonne. En 1999 sa thèse est publiée par Les Empêcheurs de Penser en Rond sous la forme de deux gros livres totalisant 1200 pages, Somnambulisme et médiumnité. Un pavé dans la mare des controverses autour de la parapsychologie, mais aussi de la psychologie tout court… Vaste étude érudite, son livre retrace l’histoire des recherches, des théories et des concepts engendrés autour de la question des potentiels cachés de l’être humain depuis la fin du XVIIIème siècle.


C’est aussi un panorama sans concession des méthodes de l’institution pour expulser du champ scientifique les sujets d’étude jugés trop dérangeants ou aberrants… et donc une mise en perspective historique et sociologique de cette attitude « rationaliste », née lors de la controverse autour du « somnambulisme magnétique », et dont on s’aperçoit qu’elle n’a pas évolué d’un pouce depuis cette époque…

1784 : PUYSEGUR ET LA NAISSANCE DU MAGNETISME ANIMAL

« Il voit le jeune homme tomber dans une sorte d’état étrange qui ressemble à la mort. »

Bertrand Méheust, votre livre commence avec les travaux d’un certain marquis de Puységur en 1784. Qui était cet homme ?

On peut considérer Puységur comme le père fondateur de toutes les recherches dont je traite dans mon livre, et de toutes les recherches sur l’inconscient, ce qui montre qu’à l’époque ces domaines n’étaient pas séparés comme ils le sont aujourd’hui.

Armand Marie Jacques Chastenay de Puységur est un aristocrate issu d’une très grande famille, qui a donné à la France des écrivains, des militaires, des hommes politiques… Il est originaire de la région de Montségur en Ariège, et il vit dans le Soissonnais. Il est de son état militaire, colonel d’artillerie. C’est un homme cultivé, qui lit Platon dans le texte et joue de la musique. Ses deux frères s’intéressent aux traitements de Mesmer et l’engagent dans cette voie. Mesmer était un médecin Autrichien qui arriva en France avec une médecine holistique prétendant guérir les maladies par des passes magnétiques, en puisant dans une sorte de réserve cosmique de fluide.

Puységur exerce donc cette médecine chez lui. On l’appelle un jour pour soigner Victor, le fils de son régisseur qui souffre d’une fluxion de poitrine. Il le magnétise en escomptant atteindre ce que produisent normalement les passes mesmériennes, une transe avec spasmes violents suivie d’une amélioration de l’état. Mais il voit le jeune homme tomber dans une sorte d’état étrange qui ressemble à la mort. Il s’affole quand soudain le jeune Victor reprend conscience, mais une conscience différente. Il ne parle plus le patois de la région mais le français châtié des aristocrates, se révèle capable de discuter de sujets philosophiques, et semble manifester des dons assez étranges. Par exemple la première chose qu’il fait lorsque Puységur lui adresse la parole, c’est de chanter un air que le marquis avait dans la tête depuis quelques jours.

Puységur réagit de façon pragmatique, il se met en devoir d’essayer de comprendre. Il s’aperçoit que le jeune homme semble voir sa maladie, son état intérieur. Il prévoit ses crises, ses accès, sa guérison finale ainsi que les plantes qu’il faudra lui donner pour le soigner. C’est comme si un médecin intérieur se révélait chez le paysan. Puységur s’aperçoit qu’il peut produire ces états chez d’autres personnes, et très rapidement il obtient de nombreux somnambules. Il publie l’année suivant un livre intitulé Mémoire pour servir à l’établissement du magnétisme animal. Il baptise cet état le « somnambulisme magnétique ». En réalité il ne s’agit pas de somnambulisme dans la mesure où la personne ne marche pas en dormant, et ce n’est pas magnétique au sens physique du terme. Mais enfin l’expression va entrer dans la langue, on parlera de « sommeil magnétique », ou bien « d’état de transe magnétique », de « somnambulisme provoqué ou artificiel ».

Dans cet état apparaît toute une gamme de phénomènes, quelques uns sont apparentés à l’hypnose mais en plus extraordinaires que ceux observés aujourd’hui, et d’autres sont des phénomènes paranormaux.

C’est à ce moment-là que l’impulsion des recherches psychiques est donnée, elle va traverser tout le siècle. Le livre de Puységur aura un succès gigantesque et va donner naissance à un courant dans toute la France.

Puységur lui-même créée une communauté de recherches ?

A partir de lui s’organise une conception du magnétisme différente de celle de Mesmer. Il devient dissident. Mesmer avait une conception matérialiste de ces phénomènes, pour lui il s’agissait d’un fluide matériel. Puységur a une conception plus spiritualiste, il pense que le moteur de tout cela est la volonté. Mais elle a besoin d’un vecteur pour s’exprimer, le fluide. Cette conception est celle de l’école des psychofluidistes : le magnétiseur mobilise sa volonté, envoie un fluide au somnambule pour provoquer un état psychique particulier. Attention, il faut savoir que dans la plupart des cas, la magnétisation ne provoque pas le somnambulisme. D’après les magnétiseurs elle le produit une fois sur vingt à peu près et demande à être cultivée, entretenue.

Plusieurs écoles se forment pour expliquer ces phénomènes ?

Oui, il y a évidemment toute une gamme d’interprétations. Si on imagine un arbre, il y a d’abord une branche « de gauche », c’est la tendance de Mesmer, qui conduit jusqu’à Priore et Lakhowsky au XXème siècle, en passant par toutes les machines à détecter le fluide vital construites à la fin du XIXème siècle. Le courant central, c’est celui des Psychofluidistes, avec Puységur comme fondateur, puis Deleuze. Une autre branche naît avec l’abbé de Faria, qui élimine la notion de fluide et affirme que c’est la volonté seule qui produit tout. C’est l’école des Imaginationnistes, qui aboutira à Liébault et à l’école de Nancy fin XIXème. Enfin il y a la branche, surtout lyonnaise, des Spiritualistes. Eux pensent que par la transe somnambulique on peut entrer en contact avec des puissances angéliques, ou l’Âme du monde… Ils auront un débouché du côté du spiritisme.

Évidemment les ramifications sont beaucoup plus fines que ce résumé des principaux courants.

Que sont les passes mesmériennes pour qu’elles induisent ces « états de conscience modifiée » ?

Je l’ignore mais le processus est bien réel. Le sujet tombe parfois dans un état entièrement étrange. Il semble coupé du monde. Sa peau devient totalement insensible. On pourrait lui couper un bras sans qu’il ne sente rien. Le pouls s’abaisse, la respiration se ralentit. Ensuite, selon la théorie, le magnétiseur, par le lien magnétique extrêmement puissant et sensé subsister même à distance, « ré-ouvre » la personne au monde, en dirigeant son attention sur telle ou telle personne ou chose. En réalité, dans la pratique, les choses sont beaucoup plus complexes et mouvantes.

Des somnambules sont effectivement coupés du monde, en dehors des canaux que le magnétiseur laisse ouverts. D’autres ont au contraire une hypersensibilité à tout ce qui les entoure. Enfin, chez certains, les deux vont de pair : une personne pourra entendre une conversation chuchotée à 10 mètres ou le tic-tac d’une montre dans une pièce voisine, mais n’entendra pas ce qu’on lui hurle à l’oreille… Ou bien le sujet trouvera insupportable la caresse d’une plume mais ne sentira pas une incision au bistouri. Ce sont donc des phénomènes extrêmement étranges. Et puis il y a tout ce qu’Osty appellera la métagnomie, la connaissance d’information en dehors des canaux usuels. Par exemple, la lecture à travers les corps opaques, la lecture dans une lettre cachetée. Pour que le somnambule soit capable de dire ce qu’il y avait dans le paquet, a priori il fallait lui prendre la main, entrer en contact. Il y avait toujours cette nécessité d’une relation personnalisée.

Et ça marchait avec tout le monde… ?

On entre là dans toutes les discussions qui ont cours aujourd’hui avec la parapsychologie. L’argumentaire des magnétiseurs est que les somnambules sont d’une telle hypersensibilité à tout ce qui les entoure que la présence d’un sceptique paralyse complètement leurs facultés. Évidemment les sceptiques renversent l’argument, ils anticipent l’argument de Popper qui démontre que la psychanalyse ne peut pas être une science parce qu’elle fait la psychanalyse de ceux qui rejettent ses théories.

Malgré tout, il semble qu’il y ait un fond de vérité dans l’argument des magnétiseurs. Je peux vous citer de multiples cas très frappants. Un somnambule, par exemple, ne peut pas lire ce qui est écrit dans une lettre scellée parce que la personne qui la lui présente le fait sur un ton de défi, en ricanant. Il suffit alors qu’une autre personne prenne la même lettre et la présente au somnambule avec bienveillance, en se mettant en relation avec lui, et la lettre est lue.

Est-ce qu’il s’agit de phénomènes nouveaux, ou s’agit-il de la récupération, de la rationalisation scientifique de phénomènes anciens ?

Il y a un fond probablement immémorial à ces phénomènes, et en même temps ils sont extrêmement plastiques, ils s’adaptent aux théories des expérimentateurs, ils devancent l’air du temps pourrait-on dire. Prenons un exemple : on prête aux chamanes la capacité de voir l’intérieur de leur corps, et effectivement, c’est aussi une capacité supposée des somnambules. Ils voient même parfois les organes des gens avec qui on les met en rapport. En même temps, à partir du milieu du XIXème siècle, cette faculté suscite chez certains médecins magnétiseurs l’espoir de parvenir à utiliser les somnambules pour explorer l’intérieur du corps humain. Cela se passe peu avant l’invention des rayons X, comme si le mystère avait anticipé et annoncé la réalité technologique. Quoi qu’il en soit, ces phénomènes semblent tout d’abord ressortir au mythe, à la légende. La grande surprise des magnétiseurs, c’est que, quand on dirige les somnambules vers des cibles repertoriées, eh bien, cela marche parfois, et qu’ils obtiennent des informations qu’ils ne devraient pas pouvoir obtenir. Cette faculté se greffe à tout un espoir des médecins de l’époque de rendre le corps transparent, ils espèrent que la médecine changerait complètement si l’on pouvait voir directement dans le corps humain. Et ces discussions apparaissent environ 20 ou 30 ans avant l’invention des rayons X.

En tout cas l’idée est simple : auparavant on a un fond qui tient du mythe et de la légende, et puis si on dirige ces capacités sur des cibles on s’aperçoit que dans certains cas, on sort de la légende pour entrer dans des faits répertoriés.

« C’est l’esprit scientifique qui s’articule autour de ces phénomènes et qui en retour va leur donner une netteté, une précision qu’ils n’avaient peut-être pas avant. »

Et comment la religion s’en arrange ?

Une partie de la religion y voit une occasion de démontrer l’existence des miracles. L’exégèse s’en empare, Lacordaire voit dans les facultés médiumniques une trace de « l’homme Adamique » d’avant la Chute, enfouie sous la vie sociale. En somme il développe exactement la même thèse que celle d’Upinsky sur le Suaire de Turin : Dieu a mis en nous des facultés cachées, latentes, qui le temps venu, confondront l’orgueil de la raison. Il y a bien sûr d’autres courants religieux : les forces réactionnaires de l’Église y voient au contraire la main de Satan.

Enfin une autre branche des magnétiseurs, des rationalistes, veut au contraire utiliser ces phénomènes contre la religion, tout en admettant leur existence, notamment les Imaginationnistes avec le baron de Cuvillers. C’est un fanatique de la lutte anti-religieuse, il veut prouver les phénomènes de la lucidité magnétique pour montrer que tout ce qu’on a autrefois attribué aux anges et aux démons provient en fait des ressources intérieures de l’âme humaine.

Tous ces magnétistes publient des livres, éditent des revues, débattent sur la place publique, ou bien tout cela reste-t-il marginal, circonscrit à un cercle de spécialistes ?

Il faut bien se représenter qu’il s’agit d’un courant extrêmement puissant. Ce n’est pas quelque chose de marginal comme la parapsychologie aujourd’hui, ça vient de l’aristocratie, de la haute bourgeoisie. Les magnétistes ont des partisans dans les corps savants, chaque courant a sa revue, L’Hermés, les Archives du Magnétisme, etc. Il y a des congrès, et toute une vaste littérature se développe autour du mouvement magnétique… Prenez par exemple Ursule Mirouet de Balzac. On y voit un vieux sceptique confondu, à la fin de sa vie, par un ami de l’université qui, lui, a suivi la voie du magnétisme spiritualiste. Une séance de magnétisme brise son scepticisme. Eh bien cette séance est directement inspirée des démonstrations d’Alexis Didier, le plus grand somnambule de l’époque. Il s’agit donc à la fois d’une diffusion dans le grand public avec les livres, et de discussions en interne dans des revues qui sont toutes de très haut niveau. Il est d’ailleurs frappant de constater que ce niveau va baisser à partir du milieu du XIXème, quand la doctrine va se vulgariser.

1840 : LA CONTRE-ATTAQUE RATIONALISTE

« A partir de là le magnétisme est discrédité : s’y intéresser pour un médecin, un homme de science, c’est aller à l’encontre des conclusions de l’Académie… »

Y a-t-il une réaction des « rationalistes » de l’époque contre ces phénomènes, contre leur étude ?

Oui, il y a une réaction d’une extrême violence, l’agression est à la hauteur de l’enjeu. C’est une guerre qui va d’ailleurs aboutir aux commissions officielles, et leur clôture en 1842 où le magnétisme est éjecté de la science.

Puységur est bien évidemment attaqué, mais il faut bien se rendre compte qu’il ne s’agit pas de la même société qu’aujourd’hui. C’est un aristocrate qui n’a rien à prouver, ni sur le plan humain ni sur le plan financier, il n’a pas de carrière à faire, il subventionne tout ce qu’il fait sur ses propres fonds. C’est après la Révolution, au début des années 1820, qu’on entreprend d’étudier ces phénomènes dans des hôpitaux, de créer des commissions officielles à l’Académie de Médecine. A ce moment-là le combat va se déplacer à l’intérieur de l’Institution.

« Ces conclusions provoquent un véritable scandale à l’intérieur de l’Académie de Médecine et le rapport est imprimé mais reste dans les cartons. »

Comment s’organisent ces commissions de l’Académie ?

Il faut savoir que sous Louis XVI, il y avait déjà eu une commission réunie à la demande du roi, pour statuer sur l’existence du fluide. Cette commission dirigée par Franklin et Lavoisier avait rendu son rapport en 1784, et ce rapport était ambigu parce qu’il disait n’avoir jamais pu objectiver le fluide, mais tout de même avoir constaté l’existence des phénomènes produits. Il décourageait leur étude parce que ces phénomènes étaient produits par l’imagination et que c’était pour la médecine une mauvaise manière de les produire.

Lorsqu’on propose de rouvrir des commissions en 1826, les antimagnétistes prétendent que ce n’est pas la peine étant donné que le magnétisme a déjà été jugé, mais on fait valoir que les phénomènes sont très différents car avant on ignorait le somnambulisme.

Il va y avoir 2 commissions successives. La première se réunit en 1826 sous l’influence d’un médecin-chef de l’hôtel-Dieu, le docteur Husson, et après un débat à l’Académie de Médecine, on accepte l’idée d’un réexamen du magnétisme. Elle produit un rapport favorable aux magnétiseurs : tous les phénomènes sont reconnus comme réels, y compris l’action à distance. Ces conclusions provoquent un véritable scandale à l’intérieur de l’Académie de Médecine et le rapport est imprimé mais reste dans les cartons.

Les antimagnétistes obtiennent alors qu’une autre commission soit constituée, dirigée par Dubois d’Amiens, l’équivalent de nos rationalistes militants actuels. C’est un personnage d’une extrême intransigeance, qui réussit non seulement à nier tous les phénomènes paranormaux mais aussi les phénomènes plus simples que tout le monde reconnaît aujourd’hui comme l’insensibilité cutanée, la paralysie des membres, etc. Disons que les membres de cette commission ont tellement voulu en faire qu’ils ont desservi leur cause.

Comment procèdent-ils pour nier tous ces phénomènes. Réalisent-ils eux-mêmes des expériences ?

La commission Husson avait l’idée qu’il s’agissait de phénomènes spéciaux et qu’il fallait collaborer à leur production en étant en sympathie avec les somnambules. A l’opposé, Dubois d’Amiens et ses alliés ont une conception purement légaliste, juridique, de la chose. Ils sont là comme une sorte de jury d’agrégation implacable, les magnétiseurs tremblants venant produire les phénomènes devant ces juges muets, le tout dans une atmosphère glaciale. Naturellement dans ces conditions, aucune expérience ne fonctionne.

Au cœur de toute cette histoire il y a l’affaire de Léonide Pigeaire, la fille d’un médecin de Montpellier qui était censée lire à travers les corps opaques. Le nœud du problème était de savoir si le bandeau qu’on mettait sur ses yeux était ou non opaque. Un certain Burdin, membre de l’Académie de Médecine, avait offert un prix de 3.000 F. à toute personne capable de lire à travers les corps opaques. Lorsque Pigeaire monte à Paris avec sa fille – qui avait d’abord été testée par le docteur Lordat, chef de file de l’école physiologique de Montpellier – dans l’appartement dont il dispose à Paris il réunit une élite intellectuelle, écrivains, artistes, diplomates, entre autres Georges Sand, Théophile Gautier, le physicien Arago qui fut stupéfait par ce qu’il a vu, etc. Les expériences ont été faites avec un protocole assez strict qui a été rendu public, mis au point par Bousquet, le secrétaire de l’Académie de Médecine. Les échecs furent très rares sur plus d’une vingtaine d’expériences.

Mais la commission officielle n’a jamais voulu se déranger pour assister à ces expériences. Dubois d’Amiens et ses collègues apprirent alors que la jeune fille ne supportait pas le bandeau s’il n’était pas en velours. Si on lui mettait une cagoule complète, elle s’affolait et était prise de convulsions. Ils exigèrent alors une cagoule. Certains dirent que c’était pour être absolument sûr qu’elle ne puisse pas voir, d’autres que c’était pour être absolument sûr que les phénomènes ne se produiraient pas. Il y eut une dispute suite à cette volonté d’imposer une cagoule, le père proposa que la commission fabrique elle-même un bandeau, à partir du moment où il était en velours, et que l’on assujettisse ses bords avec du papier collant pour qu’on soit vraiment sûr de son opacité. Mais non, ils voulaient une cagoule et rien d’autre. Finalement les expériences n’ont jamais eu lieu, Pigeaire est reparti à Montpellier et la presse a annoncé bruyamment que le magnétisme avait été terrassé. Un débat houleux s’ensuivit à l’Académie, les magnétistes y avaient des défenseurs qui expliquèrent qu’il fallait se soumettre à l’écologie des phénomènes et non pas les brusquer. Malgré cela, en 1841, un vote à l’Académie interdit désormais tout travail sur le magnétisme.

A partir de là le magnétisme est discrédité : s’y intéresser pour un médecin, un homme de science, c’est aller à l’encontre des conclusions de l’Académie…

Quelques années plus tard apparaît l’extraordinaire Alexis Didier, le plus étonnant des somnambules. Son magnétiseur écrivit publiquement à Burdin pour lui demander si son défi était toujours en jeu, ce à quoi il ne reçut aucune réponse. Il n’y eut finalement jamais d’études sur Didier à l’Académie.

Comment le magnétisme était-il perçu par l’opinion publique, et y a-t-il eu un commerce du magnétisme à l’époque, tout comme il y a un marché de la voyance aujourd’hui par exemple ?

Les choses se sont passées un peu à l’inverse d’aujourd’hui. Le magnétisme est parti des corps savants, de l’aristocratie, de la haute bourgeoisie… pendant longtemps ces pratiques étaient l’apanage d’un milieu non populaire. Le peuple en entendait très peu parler et de manière déformée. Peu à peu le sujet s’est vulgarisé, et c’est vers la deuxième moitié du XIXème qu’on a vu apparaître des gens qui en on fait un commerce, en même temps que la doctrine magnétique dégénérait sous l’influence de la vulgarisation.

Vous décrivez à la fin de votre premier volume la réappropriation des travaux des magnétistes par Charcot et son école, comment cela s’est-il déroulé ?

Sur ce sujet, on m’accuse d’avoir un peu forcé le trait : je l’ai fait effectivement, et de manière délibérée. En fait, le mécanisme est sans doute plus complexe qu’une simple réappropriation. Mais il est exact qu’entre 1842 et 1878 les corps savants ont rejeté massivement ces phénomènes. Ainsi, vers 1845, les magnétiseurs utilisaient le somnambulisme pour anesthésier. Les médecins ont refusé ce type d’anesthésie et ont promu le chloroforme pour faire barrage. En 1878, Charcot, qui s’occupait des hystériques à la Salpêtrière, a eu l’idée d’utiliser l’hypnose. D’un seul coup c’est devenu une mode extraordinaire, les médecins se sont rués sur ce qu’ils rejetaient catégoriquement à peine un demi-siècle plus tôt.

Mais l’hypnose et les techniques du magnétisme, ce n’est pas la même chose ?

Les hypnologues de l’école de Charcot ont toujours prétendu qu’il s’agissait de la même chose, seulement, pour eux, ce qu’il y avait en plus chez les magnétiseurs, c’était des illusions. Les magnétiseurs ont au contraire toujours affirmé qu’il y avait beaucoup plus dans le magnétisme que dans l’hypnose, et que si les hypnologues obtenaient des phénomènes beaucoup moins riches, c’était tout simplement parce qu’ils n’étaient pas capables de les produire. Les techniques magnétiques demandaient des efforts longs, sur plusieurs semaines pour obtenir des débuts de résultats. Les médecins, eux, voulaient des effets rapides et spectaculaires, carrière et crédits obligent. Il y a eu donc un différend fondamental sur ce point.

1875 : LE SPIRITISME ET LES SCIENCES PSYCHIQUES

« Les métapsychistes comptent parmi eux de grands noms qui n’hésitent pas à donner leur caution à ce genre de phénomènes, chose tout à fait impensable aujourd’hui. »

Le magnétisme disparaît donc de la scène scientifique aux alentours de 1850, et vers la même époque apparaît le Spiritisme aux États-Unis, dans lequel les « médiums » entrent dans un état de transe qui peut faire penser à celui des somnambules. Y a-t-il un lien entre le magnétisme animal et les phénomènes prétendus du spiritisme ?

Il y a une grosse différence : le médium spirite se produit en général dans un état proche de l’inconscience totale, alors que le somnambule magnétique est lucide, il a conscience de lui-même. Cependant quand le spiritisme arrive en France vers 1853, il se mélange un peu avec le magnétisme. Des personnes qui s’intéressaient avant au magnétisme, vont devenir des propagandistes spirites. Ceci dit, il y aura toujours une partie des magnétiseurs pour refuser les pratiques du spiritisme, arguant qu’elles ouvrent à nouveau la porte à des croyances ancestrales. Il faut bien comprendre que les magnétiseurs sont pour la plupart des rationalistes, ils refusent l’idée que ce soient des esprits extérieurs à l’homme qui agissent.

Est-ce que le Spiritisme naissant intéresse des universitaires, des chercheurs ?

Oui, en 1875, au Trinity College de Cambridge, l’élite intellectuelle, notamment le professeur de philosophie Sidgwick, entreprend d’étudier de manière scientifique les médiums spirites. Quelques années plus tard se crée une succursale en Amérique sous l’impulsion du philosophe William James. Ces chercheurs ont des sujets d’étude extraordinaires comme Eleonora Piper par exemple. Ils font un travail tout à fait remarquable, qui n’a pratiquement pas d’équivalent à ce jour. Au début du siècle, les Français reprennent ces travaux à leur tour, c’est le début de l’Institut Métapsychique International.

Le Spiritisme a-t-il rajouté des phénomènes à la liste de ceux du magnétisme ?

Les phénomènes des magnétiseurs sont ce que l’on pourrait appeler de la « médiumnité intellectuelle ». La lucidité magnétique recouvre à peu près tous les moyens d’acquisition paranormaux de connaissance en dehors des sens. Il y a bien eu quelques discussions sur la possibilité pour les somnambules d’avoir un effet sur la matière ; on note des apports lors de quelques séances, on trouve des récits de phénomènes qui ressemblent à de la psychokinèse, mais c’est assez rare. La médiumnité spirite elle, va amener les phénomènes physiques, l’ensemble des choses qui sont étudiées par le groupe de Cambridge, par la Society for Psychic Research qui y est fondée.

Parmi les gens qui gravitent autour de Cambridge, vous avez des spiritualistes, mais aussi des sceptiques comme Hodgson, des gens qui croient à la survie comme Myers et d’autres qui n’y croient pas, et même des matérialistes. Il faut bien distinguer les orientations personnelles des membres et la SPR en tant que société savante. La SPR n’a jamais professé une doctrine spirite ou spiritualiste. La tenue générale se fonde sur l’enquête, sur l’approche scientifique.

De même que les magnétistes, les métapsychistes produisent-ils une littérature et des revues ?

Oui, il y a le Journal of the SPR en Angleterre, celui de l’ASPR aux États-Unis (American Society of Psychical Research), les Annales des Sciences Psychiques en France, relayées par la Revue Métapsychique de l’Institut Métapsychique International à partir des années 1920, etc.

C’est beaucoup moins marginal qu’aujourd’hui, on en discute, tenants et opposants débattent entre eux, les métapsychistes comptent parmi eux de grands noms qui n’hésitent pas à donner leur caution à ce genre de phénomènes, chose tout à fait impensable aujourd’hui.

Ce qui m’a conduit à affirmer à la fin de mon livre la thèse scandaleuse que notre univers mental est bien plus fermé que celui de 1900 !

1930 : LA MARGINALISATION MODERNE

« Les métapsychistes faisaient des centaines de séances pendant des années pour se faire une opinion, tandis que ces commissions officielles se fondent sur 5 ou 6 séances au mieux et concluent rapidement, comme si en réalité on avait hâte d’en finir. Ce n’est pas dans ce type d’ambiance qu’on peut faire de la vraie science… »

Y a-t-il eu un moment précis où les phénomènes paranormaux sont entrés dans la marginalité, une date, un événement particulier ?

Non, il n’y a pas eu de « bataille de Waterloo » du magnétisme, mais si on regarde les revues avec du recul, on voit que ça commence à basculer dans les années 30. Je ne sais pas pourquoi, c’est une des choses que je n’ai pas encore comprises. L’apothéose de la métapsychique se situe vers 1925, il y a alors beaucoup de grands médiums comme Rudy Schneider, des chercheurs importants, etc. Et puis au milieu des années 30, ça périclite. Il y a eu évidemment des commissions officielles sensées tester les médiums à effet physique : Eva Carrère à la Sorbonne par exemple. On n’a pris personne sur le fait, mais il y a suspicion de fraude. C’est toujours la même histoire : les métapsychistes font des centaines de séances pendant des années pour se faire une opinion, tandis que ces commissions officielles se fondent sur 5 ou 6 séances au mieux et concluent rapidement, comme en si réalité on avait hâte d’en finir. Ce n’est pas dans ce type d’ambiance qu’on peut faire de la vraie science…

Mais il doit y avoir aussi des raisons sociologiques, les changements dans la société, la première guerre mondiale, le matérialisme montant, le prestige du marxisme et des autres idéologies en « isme » au sortir de la guerre…

Pourtant, vous parlez dans votre livre d’une commission menée notamment par Pierre et Marie Curie, à la Sorbonne, dont les conclusions étaient plutôt positives, non ?

Oui, le sujet étudié était Eusapia Paladino, et il s’agissait de l’Institut Général de Psychologie, créé probablement en grande partie pour étudier les phénomènes paranormaux. Leurs expériences se sont étalées sur 4 ans avec près de 70 séances. Les conclusions furent que, dans certains cas, il est exact qu’Eusapia Paladino a triché, mais toujours des tricheries assez limitées et grossières. Mais, dans d’autres, étant donné les conditions de l’expérience, il lui était physiquement impossible de tricher. Il y avait parmi les expérimentateurs Pierre et Marie Curie, Jean Perrin, l’un des fondateurs de la théorie atomique, Ochorowicz, Edouard Branly, le philosophe Bergson, Nicolas-Jules Courtier…

« On a souvent cru que les savants se sont tournés consciemment vers l’étude de l’inconscient, alors que pour une bonne part, on a accepté l’inconscient pour réfuter les phénomènes des médiums. »

« Les savants ont été obligés de concéder aux médiums certaines facultés, afin d’échapper à l’obligation d’en reconnaître certaines autres. »

Vous développez l’image du « lupinambule » dans votre livre, de quoi s’agit-il ?

C’est un mot-valise évidemment un peu ironique, qui mêle la figure d’Arsène Lupin à celle du somnambule. Le héros de Maurice Leblanc semble posséder tous les pouvoirs des magiciens sans les posséder réellement, il est juste d’une prodigieuse habileté. Le lupinambule, c’est une image pour désigner le fait que ceux qui refusent les phénomènes métapsychiques ont été obligés de prêter en échange aux médiums des facultés diaboliques (deviner l’expérience en cours, hypersensibilité aux circonstances absolument incroyable…), qui leur permettent de tromper les savants. Ils ont développé à tel point ces arguments qu’en fait, ils en deviennent l’aveu implicite qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe. Lorsque Richet, Meyers, Janet, etc., faisaient des expériences sur la fameuse médium du Havre, Léonie Le Boulanger, pour essayer de savoir si, oui ou non, on pouvait la faire sombrer dans le sommeil magnétique à distance, on s’est demandé par quels signaux imperceptibles elle pouvait percevoir, par exemple, qu’on voulait la faire sombrer dans le sommeil magnétique à 8h25 exactement. Ils avaient mis au point des protocoles très compliqués, et Meyers raconte qu’un jour, un philosophe français fit l’hypothèse suivante le plus sérieusement du monde : lorsque le magnétiseur décidait de faire sombrer Léonie dans le sommeil magnétique, il était obligé de concentrer sa volonté, ce qui faisait monter sa tension artérielle, et le bruit que faisait le sang dans ses vaisseaux était perçu à 2 km de distance par la somnambule ! C’est ça que j’appelle le lupinambule. On en était arrivé à l’hypothèse que le somnambule était une sorte de capteur diabolique qui pouvait tout percevoir de telle sorte que tout ce qu’on prenait pour de la lucidité ou de la télépathie était en fait une exacerbation de sa sensibilité.

A un certain moment, les savants ont été obligés de concéder aux médiums certaines facultés, afin d’échapper à l’obligation d’en reconnaître certaines autres. D’où ma thèse que certains phénomènes sont entrés dans la science sous la contrainte, et je défends l’hypothèse que c’est le cas pour l’inconscient. On a souvent cru que les savants se sont tournés consciemment vers l’étude de l’inconscient, alors que pour une bonne part, on a accepté l’inconscient pour réfuter les phénomènes des médiums.

Était-il de coutume à l’époque de convier des illusionnistes, de travailler avec eux ?

Oui, ça s’est fait dès le milieu du siècle dernier puisque le célèbre illusionniste Robert Houdin est venu en 1847 pour tester la lucidité d’Alexis Didier. D’après les documents que je possède, il a été obligé d’admettre que ce que faisait Didier ne relevait pas de la prestidigitation, mais là-dessus je n’ai pas fini mon étude donc je ne peux pas être totalement affirmatif. Il est vrai qu’il aurait été souhaitable que les illusionnistes soient plus sollicités, ça a été fait mais pas suffisamment, ce qui laisse une grande place naturellement aux détracteurs du paranormal.

QUESTION DE METHODE(S)

« Si je prône une approche par les sciences humaines, ce n’est pas pour rejeter l’idée que l’approche objective des phénomènes n’est pas intéressante, c’est au contraire pour mieux la permettre. »

Vous développez dans votre livre le concept du « décrire-construire », de quoi s’agit-il ?

C’est un peu ma thèse générale, à la limite de la philosophie, de la sociologie et de l’anthropologie. Tous les efforts que l’homme déploie pour se décrire, pour fixer sa propre nature, sont indissociablement des tentatives cachées pour s’édifier, se construire. Cela est vrai dans tous les domaines (religions, mythes, économie, etc.). Mais c’est surtout vrai pour le domaine qui nous concerne. Par exemple, le philosophe américain Ian Hacking a publié récemment un livre, L’âme réécrite (éd. Empêcheurs de Penser en Rond), à propos des phénomènes des personnalités multiples aux États-Unis. Il explique, à mon avis très justement, qu’il n’y a pas toujours eu de manière naturelle des personnalités multiples aux États-Unis, mais que ces phénomènes sont le produit du dispositif de la psychiatrie américaine qui prétend les objectiver.

Je pense que cette théorie a des applications gigantesques. Lorsque par exemple la théologie chrétienne définit ce qu’est la personne humaine au cours de tel ou tel concile, en réalité elle ne définit pas une structure qui aurait existé de tout temps, mais elle crée une sorte de projet qu’on pourra réaliser dans les âges qui viendront. Je crois que ce décrire-construire est particulièrement visible dans le domaine de la parapsychologie, où le fait qu’on puisse croire pouvoir produire un phénomène rend sa constitution possible.

En quelque sorte, l’observateur contribue à créer le phénomène qu’il prétend décrire.

« Il faut revenir résolument aux phénomènes qualitatifs tels qu’on les étudiait au XIXème siècle. La lecture à travers une boite scellée, c’est beaucoup plus intéressant à étudier que tout ce que pourront produire toutes les machines du monde. « 

Quelle est l’approche à adopter pour étudier ces phénomènes ? Une approche par les sciences dures ou bien par les sciences humaines ?

Il faut de tout pour faire une science et je ne suis pas opposé à la parapsychologie scientifico-technologique. Mais je reste méfiant. Il me semble qu’à trop vouloir raffiner les protocoles, à utiliser des machines de plus en plus compliquées, on risque de donner aux détracteurs un espace supplémentaire pour se mouvoir. Les expériences de René Péoc’h, qui sont d’ailleurs passionnantes (cf. SF n°4), me convaincront tout à fait quand tout le monde pourra les refaire avec succès. Si ce n’est pas possible, la complexité de la machinerie employée les rend encore bien plus fragiles qu’une expérience qualitative simple.

D’autre part, ce type d’approche crée des phénomènes ennuyeux aussi bien pour le chercheur que pour le sujet testé. Il faut revenir résolument aux phénomènes qualitatifs tels qu’on les étudiait au XIXème siècle. La lecture à travers une boite scellée, c’est beaucoup plus intéressant à étudier que tout ce que pourront produire toutes les machines du monde.

Paradoxalement si je prône une approche par les sciences humaines, ce n’est pas pour rejeter l’idée que l’approche objective des phénomènes n’est pas intéressante, c’est au contraire pour mieux la permettre.

Oui mais une approche scientifique, statistique comme celle de Rhine, ne permet-elle pas de mettre en évidence la réalité des phénomènes chez « monsieur-tout-le-monde » plutôt que chez quelques cas exceptionnels, et donc de les faire mieux accepter ?

Je peux retourner facilement cet argument : je prétends que les expériences faisant intervenir des statistiques ou des machines compliquées, qui étudient des phénomènes à très faible teneur, sont élitistes parce que le commun des mortels est complètement incapable de comprendre comment on les a objectivées. Alors que lorsque quelqu’un lit dans une lettre scellée, n’importe quelle intelligence normale, en raisonnant, est capable de comprendre ce qu’il faut faire pour que les conditions de l’expérience soient indiscutables.

Votre idée, c’est que c’est élitiste au sens ou, dans leur pureté, ces phénomènes seraient réservés à un nombre restreint de personnes. On rejoint ici la notion de « personne douée ». Mais en fait on s’en fiche de ça, ce qui nous s’intéresse c’est d’objectiver les phénomènes. Les métapsychistes ne disaient pas autre chose : ces phénomènes sont mis à nu chez quelques personnes et latents chez tout le monde. Cependant il vaut mieux les étudier chez ceux qui les expriment le mieux, plutôt qu’à dose très diluée chez n’importe qui, ce qui demanderait un tel raffinement dans les méthodes que les critiques seront elles aussi infinies.

« Les rationalistes prétendent s’indigner de l’exploitation commerciale alors qu’en fait ils la recherchent, ils entretiennent un repoussoir. »

Le fait que la science ait rejeté ces phénomènes n’a-t-il pas permis une certaine récupération commerciale ?

Je suis absolument d’accord avec ça, et d’ailleurs ce danger est souligné depuis à peu près 1780… Les magnétiseurs disaient déjà que si ces phénomènes étaient refusés par la science, ils tomberaient dans l’exploitation commerciale auprès du grand public. Le but réel de cette opération est même peut-être de conduire ces phénomènes à la marginalisation, ce qui permet par la suite aux rationalistes d’en tirer argument pour ne pas s’y intéresser. Les rationalistes prétendent s’indigner de l’exploitation commerciale alors qu’en fait ils la recherchent, ils entretiennent un repoussoir.

Propos recueillis par Grégory Gutierez et Eric Bony

A LIRE

Somnambulisme et médiumnité

Tome 1 – le défi du magnétisme

Tome 2 – le choc des sciences psychiques

Editions Synthélabo – Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1998, 620 et 600 pages, 2×140 F.

Le premier volume décrit en détail les recherches des magnétistes à partir de 1784, puis la contre-attaque rationaliste qui aboutit au milieu du XIXème siècle à l’expulsion du magnétisme du champ de la science institutionnelle. Il décrit enfin la réappropriation de la partie la plus admissible des phénomènes du magnétisme par Charcot et l’école de la Salpêtrière, reléguant dans l’ombre de l’histoire les précurseurs magnétistes, considérés dès lors comme de maladroits empiristes pré-scientifiques.

Le second volume se penche sur la naissance des sciences psychiques en France et en Angleterre, avec la création de la Society for Psychical Research en 1875 et celle de l’Institut Métapsychique International de Paris en 1919, parmi d’autres groupes fondés par des hommes de science, médecins, philosophes, ingénieurs… Les dénominations des phénomènes changent ainsi que les concepts qui tendent à les expliquer, mais leur nature semble rester identique : clairvoyance, transmission de pensée, état de conscience altérée… Mais la métapsychique, étudiant principalement les médiums spirites, apporte la nouveauté des effets physiques : déplacements d’objets, tables volantes, apports de matière…

L’une des forces de l’étude de Méheust est l’abondance des extraits de textes d’époque, ce qui permet de se replonger dans l’atmosphère des controverses et polémiques bien mieux que par le simple récit d’événements passés, qui laisse une trop large place à la réécriture.

Méheust analyse aussi les « empreintes du magnétisme et de la métapsychique » dans différents domaines : en psychiatrie chez Freud, en philosophie chez Henri Bergson, Maine de Biran et William James, en peinture chez Kandinsky, en littérature chez Hugo et Breton…

Un somnambule désordonné ?

Œuvres du Marquis de Puységur

Editions Synthélabo – Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999, 304 pages, 80 F.

Complément indispensable à l’étude de Méheust, ce livre est la réédition en un volume du Journal du traitement magnétique du jeune Hébert publié entre 1812 et 1814 par l’infatigable Marquis de Puységur. Jeune garçon à la mémoire défaillante et soumis à des crises nerveuses violentes, Alexandre Hébert est « soigné » par Puységur à l’aide du somnambulisme magnétique. Au fil des semaines, Puységur décrit les avancées du traitement et le lien qui se crée entre lui et son jeune patient, qu’il devra magnétiser quotidiennement pendant de nombreux mois. C’est l’occasion de décrire quelques phénomènes typiques, comme la faculté du garçon à prévoir ses accès des jours suivants à la minute près, ou bien le lien « télépathique » (comment l’appeler autrement ?) permettant à Puységur de le magnétiser simplement « en le voulant », sans qu’aucune parole ne soit prononcée et sans que le jeune garçon n’en soit averti…

C’est aussi l’occasion de suivre les péripéties du Marquis contactant des médecins célèbres pour tenter de les convaincre de la réalité du traitement : certains, curieux, iront jusqu’à magnétiser eux-mêmes l’enfant mais refuseront par la suite de parler publiquement de leur expérience, d’autres ont déjà lu Puységur, l’encouragent en privé mais ne souhaitent pas être cités, d’autres enfin ne veulent même pas entendre parler de magnétisme et tournent les talons à l’approche du Marquis ! Après plusieurs mois de traitement, Alexandre retrouvera une vie calme, débarrassée de ses crises nerveuses impromptues, mais ne recouvrera jamais l’usage de sa mémoire, comme d’ailleurs il l’annonce dès les premières semaines en état magnétique.

L’historien Jean-Pierre Peter consacre 70 pages à introduire l’œuvre de Puységur, à la lumière de la psychiatrie moderne, replaçant Puységur à sa vraie place : celle de précurseur des recherches sur l’inconscient.

Grégory Gutierez

Les phénomènes du magnétisme…

Au cours de leurs expériences, les magnétistes déterminent quelques phénomènes récurrents dont les somnambules sont le siège. Ces phénomènes n’apparaissent pas tous chez chaque somnambule, et d’ailleurs ces somnambules sont rares, environ un magnétisé sur 20 développant ces facultés, et ce après de longues séances préparatoires.

Lucidité : recevoir de l’information en paraissant s’affranchir de tous les canaux connus, à certains moments privilégiés, et dans une série de conditions mentales très variables (Méheust, tome 1, p.154).

Endoscopie et exoscopie : voir les organes malades, voir les organes des patients qu’on leur présentait. (p.179)

Sympathie des douleurs : ressentir directement des douleurs physiques éprouvées au même moment par le magnétiseur, ou par la personne avec laquelle le somnambule était mis en relation. (p.185)

Transposition des sens : voir avec les doigts, entendre ou voir avec l’estomac, les pieds, le lobe d’une oreille, etc. (p.192)

Voyage mental et voyance : Une personne prenait la main du somnambule, et lui demandait par exemple de lui décrire son appartement, puis tel coffre dans l’appartement, puis le contenu de ce coffre, puis de lui lire le titre d’un livre qui s’y trouvait. (p.209)

Suggestion mentale : l’ordre purement mental donné par le magnétiseur ne chemine par aucun canal connu ou repérable, et déclenche cependant chez le somnambule la réaction motrice et/ou mentale attendue. (p.212)

Faculté de prévision : Il s’agit de la plus mystérieuse, et de la plus difficilement acceptable, des facultés somnambuliques, dont le défi décourageait même les sympathisants du magnétisme et de la métapsychique. Bergson, par exemple, qui admettait la possibilité de la télépathie, ne pouvait concevoir que dans un univers en train de s’inventer à mesure, on pût avoir la vision du futur. (p.216)

***

Cet entretien est tiré du mensuel Science Frontières où il a paru en 1999.