Home
Un Schmürz dans le monde de l’art

Un Schmürz dans le monde de l’art

par Bertrand Méheust

Il y a d’abord le cas d’Augustin Lesage, auquel Osty a consacré une longue étude. Je serai bref sur la vie et l’œuvre de ce peintre, le plus célèbre sans doute des artistes médiumniques, car de nombreux travaux lui ont été consacrés, et j’évoquerai surtout l’analyse qu’Osty propose de sa pratique.


Augustin LesageMineur de son état, Augustin Lesage n’a reçu aucune formation artistique et ne s’est jamais intéressé à l’art. Un jour de 1911 – Lesage a alors trente-cinq ans – il est à son travail, dans un étroit boyau, quand se produit l’événement qui va bouleverser sa vie. Une voix, soudain, lui dit :  » Un jour tu seras peintre.  » Le jour suivant, la voix lui parle à nouveau. Il est terrorisé à l’idée de redescendre dans la mine. Quelque temps après, comme il assiste à une séance spirite, il s’essaie à l’écriture automatique et reçoit – via sa propre main, qui échappe à son contrôle – un message qui lui confirme cette vocation. Aussitôt, il entreprend de réaliser des dessins qui lui sont dictés par les esprits, puis, très vite, il s’essaie à sa première toile, une toile immense, qu’il va réaliser de façon automatique, sous la dictée de son guide. Elle sera suivie de nombreuses autres, qui exhibent un style très caractéristique : l’espace est y comme saturé par la prolifération de vastes constructions architecturales symétriques.

Très vite, Lesage a adhéré à la doctrine spirite, à travers laquelle il comprend sa pratique. Ses guides ont été successivement sa sœur Marie, Léonard de Vinci, puis, à partir de 1925, Marius de Tyane, qui se donne comme un peintre antique, et qui est, très probablement, une réminiscence déformée d’Apollonius de Tyane.

Osty a concentré sa réflexion sur la première toile de Lesage qui, à ses yeux, domine toute la production artistique du peintre-mineur. En effet, on peut admettre que les œuvres suivantes puissent s’expliquer par la technique apprise/inventée à travers ce geste initial, et par l’influence subséquente du milieu ; mais cette première toile elle-même reste inexplicable par la psychologie courante, elle pose au plus haut point  » le problème psychologique de savoir sans avoir appris 4 « . D’où cet homme inculte, sans hérédité artistique décelable, sans avoir jamais reçu la moindre notion de dessin et de peinture, tire-t-il les réminiscences artistiques égyptiennes, orientales, etc., qui traversent ses œuvres ? Et d’où tire-t-il cette étonnante sûreté de geste ? Comment cet ouvrier à la main durcie par la pioche parvient-il à atteindre, dès son premier essai, une telle finesse d’exécution ? Au reste, ce n’est pas tant la qualité artistique de la première toile qui impressionne que les conditions étranges dans lesquelles elle a été réalisée ; plus qu’un chef-d’œuvre pictural, c’est, pour Osty, un  » chef-d’œuvre psychologique 5 « .

D’après les hommes de l’art consultés, la manière de Lesage, dès les premières toiles, va à l’encontre de ce que l’on attend d’un peintre. Étant donné la dimension de ses toiles, on attend des motifs adaptés à la surface à couvrir. Or, il se comporte en miniaturiste, il sature l’espace de ses miniatures. D’autre part, il affirme ignorer ce qu’il va faire sur la toile, et proclame :  » Je fais ce qu’on me dit de faire.  » Ainsi, la veille de sa prestation à l’Institut métapsychique, il dit à Osty:  » Un message m’a fait savoir que le tableau sera principalement sur variation de mauve « , et il en sera effectivement ainsi. Et, de fait, il peint, sans hésitation, sans arrêt, sans retouches, sans trembler, avec une totale économie de gestes, dans le silence le plus total. Quand il exécute des symétries compliquées, il ne reporte pas son regard sur le côté pour ajuster sa création au travail déjà réalisé ; il peint d’un geste sûr, sans retouches, comme si un regard intérieur lui donnait aussitôt la position du pinceau sur la toile. Tout se passe comme s’il mettait en œuvre, au plan de la création formelle, cette espèce de regard intérieur, d’autosurvol, que manifestaient les  » somnambules magnétiques  » dans le domaine organique, ou dans le domaine du temps quand, pendant leurs accès, ils prédisaient, parfois à la minute près, la série des crises qui allaient les conduire à la guérison – ou, dans certains cas, à la mort 6.

D’autre part, précise Lesage à Osty, jamais il ne prémédite ce qu’il va peindre :  » Jamais il ne m’est arrivé, avant de peindre une toile, d’avoir une idée de ce que ce serait. Jamais je n’ai eu une vision d’ensemble d’un tableau à n’importe quel endroit où j’en étais de son exécution. Un tableau se fait détail par détail sans que rien ne m’en vienne préalablement dans l’esprit. Mes guides m’ont dit : « Ne cherche pas à savoir ce que tu fais. » Je m’abandonne à leur impulsion. Je trace les lignes qu’ils me font tracer. Je prends les tubes de couleur qu’ils me font prendre et je fais les mélanges qu’ils me font faire sans savoir quelle teinte cela va produire. C’est comme au hasard que je prends les pinceaux. Même mes yeux vont où il faut, indépendamment de moi 7.  »

Quand il peint, il se sent dans un état second et entend dans le lointain comme des sons de cloches, signe caractéristique d’un état de conscience modifié.

Osty a également étudié la psychologie de la création chez Marguerite Burnat-Provins, une artiste belge chez qui la médiumnité s’est révélée soudain sous l’impact émotionnel provoqué par la guerre, le 2 août 1914. Chez cette artiste, qui s’exprime par la peinture et le dessin, la médiumnité se manifeste sous la forme de visions qui se présentent soudain avec une netteté incomparable, avec formes et couleurs. Une foule de caractères allégoriques aux expressions saisissantes s’est imposée à elle, sans qu’elle ait un seul instant cherché à la faire surgir. Peu à peu, une véritable comédie humaine s’est mise en place, avec des allégories figurant des croyances, des qualités et des défauts moraux, ainsi que des personnifications naturelles comme le Vent, la Vie, les Visages de la Nuit, etc. Simultanément, les noms de ces personnages se sont imposés sous la forme d’hallucinations auditives ; ils constituent un véritable feu d’artifice verbal 8. Quand la vision surgit, l’artiste exécute sous impulsion et l’hallucination se développe simultanément selon trois modes : elle entend des mots, voit le sujet à peindre et est agie par une impulsion gestuelle. Quand on l’interroge sur les ressources de son art, elle affirme, comme la plupart des artistes médiumniques, que l’inspiration ne vient pas d’elle, et qu’elle peint et dessine cette faune étrange à son corps défendant, tout en éprouvant sa présence de façon quasiment physique.  » Je ne dessine, ni n’appelle, ni ne crée ces personnages. La plupart me sont antipathiques ou odieux. Je les subis, je les sens venir en courbant les épaules 9.  »

Osty a encore examiné les mécanismes de la création chez Juliette Hervy, laquelle produit, en état de transe, des poèmes de facture classique, qui semblent sortir, tout faits, de son écriture fébrile 10. Pour tester la spontanéité de ces productions, Osty a convié la médium à écrire ses poèmes à l’Institut métapsychique, dans des conditions contrôlées. Cette dernière est installée à une table, sur laquelle sont placées des feuilles de papier numérotées. On lui donne alors un thème sur lequel broder. Une fois en transe, elle se met à écrire sans un instant de pose ; on retire les feuilles à mesure. Quand elle donne de la prose, elle écrit sans arrêt, la plume court sur le papier d’un mouvement toujours égal. Quand il s’agit de poésie, l’avancée se produit par impulsions de quelques vers, entrecoupées de courts temps de pose. Pendant que sa main écrit, on peut discuter avec elle, prendre le thé en sa compagnie, sans interrompre la dictée, bien que cela lui cause une grande fatigue. Si elle s’arrête, elle reprend le texte au mot exact où elle l’a laissé. Ses textes, quels que soient les thèmes qu’on lui impose, font toujours preuve d’une facture parfaite et d’une grande unité de style. Elle écrit, comme bien d’autres, sous la dictée d’une voix qui parle dans sa tête, et, une fois de plus, les hallucinations auditives vont de pair chez elle avec des impulsions gestuelles, comme elle l’a elle-même précisé :  » Le temps d’écrire la date et la question posée, la transe surgit. J’ai l’impression de me dégager de mon corps physique qui s’engourdit et de me tenir un peu en arrière de mon cerveau dans un état d’attente. En même temps que ma main subit une impulsion souvent légère, parfois assez rude, j’entends une voix mentale, au centre de mon cerveau. Cette voix dicte ce que j’écris. Elle a un timbre particulier et ce timbre se retrouve à chaque fois que la même entité […] se manifeste à nouveau 11.  »

Je m’attarderai plus longuement sur l’étude qu’Osty a consacrée au peintre polonais Marijan Gruzewski 12, car elle me semble condenser, sur un cas exemplaire, et même un cas limite, les caractères les plus frappants de l’art médiumnique. Que Gruzewski ne semble pas avoir laissé un nom dans le panthéon des artistes médiumniques importe peu ici ; ce qui nous intéresse – ce qui intéressait Osty en 1928 -, c’est qu’il concentre sur lui les traits les plus frappants de l’activité artistico-médiumnique.

Marijan Gruzewski est né en Pologne, le 8 septembre 1898, dans une famille de propriétaires terriens. Dès l’enfance, il se signale par une exceptionnelle capacité visionnaire, qui fait penser à celle que l’on prête à William Blake. Des têtes humaines lui semblent sortir de partout, les nuits de pleine lune, et même en plein jour. À huit ans, quand il commence l’apprentissage de l’écriture, il se rend compte que sa main refuse de lui obéir. Ce handicap va l’empêcher de suivre le cursus scolaire normal. En 1915, la mort de sa mère le blesse profondément, et, la même année, son frère, sa sœur et son cousin l’entraînent à une séance spirite. D’abord immobile, la table utilisée par le groupe s’anime peu à peu, puis, de séance en séance, on assiste à tout un cortège de manifestations – matérialisations de mains et de visages, écriture directe sur des feuilles de papier disposées sur la table, déplacements d’objets, bruits inexpliqués – dont Marijan semble être la source. Ainsi, quand des ectoplasmes se manifestent, ils paraissent sortir de son bras 13. Un soir de 1919, alors qu’il se livre à une séance d’écriture automatique, le texte écrit par sa main lui fait savoir qu’il va devoir tomber en transe 14. Il refuse d’abord de se laisser envahir par la transe, mais une force l’oblige à s’asseoir dans un fauteuil et il perd conscience. Un guide se manifeste alors pour la première fois ; ce sera lui qui mènera le jeu pendant les années suivantes. La même année, il a la révélation de sa vocation artistique. Un visiteur, qui assiste à une séance, a l’idée de demander au guide de le faire dessiner. C’est l’éclosion, on devrait plutôt écrire l’explosion, d’un don artistique qui était resté latent, comme l’a bien montré Osty :  » À l’instant même qu’il fut sollicité, le phénomène se manifesta. La main, jadis rebelle aux injonctions de la volonté, tout de suite dessine. Ce fut l’éclosion subite, puis le rapide épanouissement du don de dessin et de peinture. Ce fut le jaillissement de connaissances semblant inexistantes chez Gruzewski : l’emploi du crayon, puis des pinceaux, puis des pastels, l’usage des couleurs, la connaissance de l’anatomie des formes humaines et animales dans leurs attitudes statiques et dans leurs mouvements 14.  »

En général, Gruzewski entre en transe en modifiant son rythme respiratoire. Dans cet état, il improvise en vers et en prose sur des thèmes qu’on lui propose, des improvisations d’une grande force, qui durent de dix à quinze minutes, il dessine, il peint. Sa respiration devient haletante, et la manière même avec laquelle il réalise ses portraits, indépendamment de leur valeur artistique, est très surprenante. Il entre en transe en quelques minutes en modifiant sa respiration, qui reste haletante. Sitôt en transe, le corps secoué de spasmes, il s’empare d’un crayon et se met à dessiner avec des gestes si brusques et si désordonnés que les témoins s’attendent à un résultat cahotique, et qu’ils sont toujours surpris de la finesse de ce qui sort de ce corps à corps avec le papier ou la toile. De plus, tout cela se passe en général en lumière rouge ou dans l’obscurité totale, conditions préférées de l’artiste, du moins à ses débuts – peut-être, on y reviendra, parce qu’elles sont favorables à la production d’un état de conscience altéré. Même totalement privé de lumière, le jeune peintre polonais peut dessiner des portraits à toute vitesse ou effectuer des peintures à l’huile. Ce dernier point, fort surprenant, a été vérifié par Osty à l’Institut métapsychique sur des sujets imposés, et dans des conditions qui excluaient tout subterfuge. Par exemple, le 7 juin 1923, Gruzewski réalise dans l’obscurité totale, en trois minutes, à la demande, un portrait très expressif d’un artiste peintre, M. de Sainville. Ce dernier fera remarquer à Osty, en commentant le portrait réalisé dans ces conditions étranges, que les ombres, les hachures, les lissés effectués avec les doigts, les taches de noir et de blanc, etc. étaient placées avec une exacte précision, comme si l’artiste avait pu travailler dans des conditions d’éclairage normal.

La facture de ses dessins, il faut le noter, va s’améliorer rapidement au cours du temps. Alors qu’il n’a reçu aucune culture artistique, ses œuvres évoquent celles de peintres polonais décédés, comme Matejko ou Wyspianski. Gruzewski s’explique ce mimétisme pictural à travers la doctrine spirite, à laquelle il adhère tout en la mêlant à des conceptions mystiques personnelles. Il croit que les esprits de ces créateurs décédés guident sa main. Il est persuadé que l’homme survit après la mort, et que l’espace est rempli des âmes des défunts ; ce sont ces âmes qu’il matérialise dans ses portraits et ses peintures. Comme il croit aux vies successives, certaines de ses œuvres montrent également des épisodes de vies antérieures. Beaucoup de ses toiles montrent autour des portraits une matière diffuse parsemée d’yeux embryonnaires. Ce sont pour lui des larves, c’est-à-dire des consciences obscures, des esprits qui ne sont pas encore incarnés, auxquels il attribue le rôle de perturber les vivants. Autour des visages, on voit souvent des volutes, dont les variations de couleur symbolisent les personnalités.

Osty a soigneusement étudié les conditions psychophysiologiques de son travail artistique. C’est en état de transe qu’entre 1919 et 1926 le peintre polonais a produit toutes ses œuvres, plus précisément en somnambulisme profond. Il fait preuve, en effet, d’une grande aptitude à se mettre dans cet état, qu’il a cultivé au cours des années, au point de le solliciter quand il le désire. Quand il veut peindre, il se contente de rester immobile, en regardant dans le vide, et d’arrêter le flux de ses pensées. Au bout de quelques secondes, ses yeux commencent à le brûler, les muscles de son cou ont des tressautements et sa tête se renverse en arrière. Il ne sent plus son corps, un grand coup ébranle sa tête, et il tombe dans l’inconscience. Au réveil, il ne se souvient de rien, comme les anciens somnambules magnétiques, et il découvre le travail qu’il a effectué sur la toile.

En réalité, il est susceptible de deux états de transe différents. Une transe profonde, qui dure entre vingt et quarante minutes, pendant laquelle il se trouve en grande partie isolé du monde extérieur, et dont il ne lui reste aucun souvenir ; et une transe superficielle, à la faveur de laquelle il perçoit la lumière et les sons, et qui dure seulement quelques minutes. La première est réservée aux grands travaux, la seconde aux petits.  » On dirait, écrit Osty, que le psychisme de Gruzewski ajuste l’état psychologique de transe, quant à sa durée et son intensité, au but à atteindre, tel le chirurgien faisant de la petite et grande anesthésie suivant l’importance de son intervention 15.  » De la petite transe, l’artiste polonais sort spontanément ; en revanche, il faut le tirer de la transe profonde par des artifices, comme on réveillait les somnambules. En général, il entre en transe spontanément, mais il lui arrive d’y plonger sans le vouloir : il suffit, par exemple, qu’il regarde un tableau inachevé pour qu’il s’oublie, s’immerge dans l’œuvre, et que sa conscience habituelle s’évanouisse.

L’œuvre de Gruzewski n’a cessé de progresser. Ce dernier, vers 1929, date de ses rencontres avec Osty, souhaite devenir un peintre comme les autres, il apprend à peindre, il apprend l’anatomie humaine et animale, et s’exerce à copier des modèles. Si le résultat de ces efforts reste assez moyen, très en dessous, en tout cas, de son œuvre de médium, en revanche, il suscite une amélioration concomittante de l’œuvre somnambulique, comme si une dialectique s’instaurait entre les deux. Ainsi, peu à peu, il va s’habituer à travailler dans une pièce éclairée, et la qualité technique de ses œuvres va s’élever en conséquence. Mais, quand il rencontre une difficulté technique à mettre en œuvre un projet pictural conscient, sa main refuse de lui obéir et, libérée de la volonté consciente, elle réalise alors d’un seul coup le dessin ou la peinture qu’elle ne parvenait pas à mettre en œuvre. En d’autres termes, son art oscille entre des moments de mise en œuvre conscients et des moments de transe, pendant lesquels une autre strate du psychisme s’empare du processus :  » En résumé, écrit Osty, la tentative de Gruzewski pour devenir peintre se formule ainsi : quand ce qu’il veut peindre est facile, il y parvient par ses moyens acquis, et dans un travail laborieux ; quand c’est difficile, c’est impulsivement que sa main l’accomplit, soit sans transe apparente, soit en somnambulisme spontané 16.  »

Osty analyse ensuite le cas. Il commence par renvoyer dos à dos les deux actes de foi qui s’opposent dans l’interprétation de tous les faits de ce genre.  » L’être humain, disent les rationalistes, n’est pas capable de cela. De tels phénomènes sont donc impossibles. Qu’on cherche le mensonge, et on le trouvera.  »  » L’être humain, rétorquent les spirites, n’est pas capable de cela. L’auteur de ces phénomènes est en dehors et au-dessus de l’humanité.  » Pour Osty, les faits récusent la première hypothèse, et leur analyse la seconde. Ces faits sont réels, on peut les vérifier dans des conditions contrôlées, imposer, par exemple, des thèmes aux artistes, pour s’assurer qu’ils ne se sont pas préparés pour donner l’illusion de la spontanéité. Quant à l’interprétation spirite, elle n’est rien d’autre qu’une explication naïve, une réadaptation anthropomorphique d’anciennes croyances. C’est en l’homme, rien qu’en l’homme, qu’il faut chercher la source de l’activité médiumnique, qu’elle soit métagnomique ou artistique. Seulement, l’homme n’est pas ce que l’on croit, il ne se réduit pas à l’image que nous en livre la psychologie accréditée. Mais Osty ne tombe pas pour autant dans le piège de surestimer l’œuvre de Gruzewski, il se garde bien de la mettre au-dessus des productions artistiques normales. La création de transe n’est pas au-dessus de l’art normal, mais elle excède ce que peuvent faire dans leur état habituel ceux qui y ont recours pour créer, elle fait surgir chez eux des potentialités qui étaient demeurées latentes. Et c’est pourquoi elle a tant de choses à nous apprendre.

C’est dans l’enfance du peintre que le président de l’Institut métapsychique va chercher des éléments pour expliquer sa médiumnité. Trois traits de personnalité sont frappants chez le jeune Marijan : la puissance de sa vie imaginaire, toujours à fleur d’hallucination ; l’apparente médiocrité de sa personnalité consciente, qui le conduit à l’échec scolaire ; enfin, l’étonnant refus de sa main de se plier à certains dressages comme celui de l’écriture. Tout se passe, conclut Osty, comme si sa main, refusant de travailler pour la couche superficielle du psychisme, avait, en revanche, par le canal de la transe, accepté de se mettre au service d’un  » hôte inconnu 17 « , chez lequel habitent des potentialités créatrices insoupçonnées :  » Gruzewski, enfant et adolescent, fut un être chez qui le plan fonctionnel conscient du psychisme manquait des qualités qui en assurent à l’ordinaire l’activité utile, tandis que dans le reste du psychisme le subconscient – ce mot étant employé dans le sens le plus large – prédominait. Par la mimique de sa main, le subconscient semblait dire : « Si vous voulez que quelque chose de bon sorte de Marijan Gruzewski, c’est à moi qu’il faut vous adresser. Mon collaborateur, le conscient, est d’une rare insuffisance. Je suis plein de ressources. Essayez-moi. » Mais personne n’y songeait. Personne n’y songea jusqu’à ce que les circonstances eurent amené Marijan Gruzewski à la pratique du spiritisme. Cette pratique le dota de l’écriture mal nommée automatisme. Dès lors, le subconscient disposa d’un moyen de s’exprimer et il s’en servit tout d’abord pour dire comment il fallait tirer parti de lui. Sous la signature d’une personnification, supposée « guide », il ne tarda pas de faire écrire à la main : « Il faut maintenant la mise en transe », c’est-à dire l’éclipse totale, l’abdication définitive du plan fonctionnel conscient inhibiteur de l’activité latente du psychisme. Et, désormais, il fut prêt à répondre aux sollicitations diverses qu’on lui fit. En demandant aux  » esprits  » de produire ce dont on croyait l’homme incapable, on le fit produire à Gruzewski 18.  »

On peut maintenant, après ces études de cas, résumer les traits qui caractérisent aussi bien les médiums ou les sujets métagnomes étudiés au début de ce siècle par les métapsychistes, que les artistes médiumniques. Pour les besoins de l’analyse, je vais ici décomposer des processus psychiques qui, dans la réalité, se déroulent sans solution de continuité, en examinant tour à tour leurs différentes facettes.

1. L’irruption de la médiumnité, qu’elle soit dirigée vers l’art ou vers la métagnomie, chez une personne en apparence quelconque, ressemble parfois à s’y méprendre, compte tenu des différences immenses de contexte, à ce que les ethnologues appellent l’élection chamanique. Le sujet traverse une période de maladie, de souffrance, de dépression, ou subit un choc émotionnel intense. Et c’est alors que, parfois sans coup d’annonce, la médiumnité fait irruption. Des hallucinations visuelles, auditives, sensori-motrices s’imposent à lui avec un irrésistible effet de réel. Des voix lui parlent dans la tête. Un esprit, ou un guide, vient supplanter sa conscience habituelle, ou bien entre en synergie avec elle, et s’empare de son corps, l’obligeant à certains gestes involontaires : par exemple, il va écrire fébrilement un texte où sa conscience n’intervient pas, ou peu. Or, tous ces traits peuvent aussi bien caractériser la pratique du médium artiste que celle du médium spirite ou du sujet métagnome. Les exemples sont si nombreux qu’on pourrait les multiplier ad libitum. Léonora Piper découvre sa médiumnité en allant consulter un psychic healer, car elle se croit atteinte d’un cancer ; sitôt arrivée chez le guérisseur, elle tombe en transe et donne le nom de personnes présentes à la séance. Pascal Forthuny devient médium à la suite du décès accidentel de son fils, tué dans un accident d’avion à la fin de la guerre. Côté artistique, pour prendre ces deux exemples, Marguerite Burnat-Provins devient peintre après le choc émotionnel suscité par la déclaration de guerre du 2 août 1914, et Anna Zemankova est happée par sa vocation de peintre médiumnique à la suite d’une profonde dépression 19…

2. Le sujet chez qui se manifeste, selon la belle expression d’Osty, la  » faculté d’hyperconnaître  » ne peut, en général, libérer et développer ses facultés spéciales qu’en état de transe. Cet état peut être très variable selon les sujets et les moments ; il peut être de profondeur différente et de durée variable, laisser ou non subsister des souvenirs ; mais, dans l’immense majorité des cas, il semble qu’il faille passer par cet état psychique de désaisissement de soi pour accéder aux ressources cachées du psychisme qui permettent d’obtenir des informations extrasensorielles. Toutefois, on aurait tort d’en conclure que le métagnome est toujours plongé dans la nuit de la transe. C’est ce que croyait Breton, découvreur enthousiaste mais néophyte, et pilleur d’idées confirmé. En fait, tous les dégradés sont observables. Alexis Didier, le prince des somnambules magnétiques, est présent aux autres et à lui-même, et même hyperprésent ; des médiums comme Leonora Piper ou Rudi Schneider semblent totalement plongés dans l’inconscience ; un voyant comme Pascal Forthuny se met dans une courte transe, mais reste parfaitement conscient, et, chez beaucoup de sujets, les deux plans du psychisme – la couche de la conscience normale et le plan inconnu sollicité par la transe -, loin de s’ignorer, travaillent en synergie. Or, il me semble que l’on retrouvera chez les artistes médiumniques exactement les mêmes conditions de travail, les mêmes dégradés et les mêmes procédés de mise en transe. Eux aussi doivent passer par un moment de dissociation, de perte de soi, total ou partiel. Chez eux aussi, on voit tous les dégradés, tous les cas de figure : certains, comme Gruzewski, ont besoin d’un état de somnambulisme profond ; d’autres se contentent d’un état de transe léger ; on en voit qui perdent leur moi, et d’autres qui le conservent. Manifestement, l’état psychologique est le même dans les deux cas, il est simplement dirigé vers une autre activité. C’est pourquoi ceux qui cherchent à nier ou à minimiser le rôle de la transe dans la production de ces artistes, à voir dans l’appel à la transe une sorte de rhétorique spectaculaire, et dans les croyances spirites un prétexte pour se livrer à une créativité à laquelle leur milieu social et leur éducation ne leur permettaient pas d’aspirer, ont à la fois tort ou raison, selon la personne considérée, et même selon le moment de son évolution personnelle.

3. Les médiums et les sujets métagnomes ont pour point commun de se livrer à une activité spontanée, ils sont soudain menés par des impulsions gestuelles, musculaires, vocales, etc. qui aboutissent à des créations dans lesquelles leur volonté consciente n’entre pas ou peu, sans que, pour autant, ils perdent nécessairement conscience. Ce caractère spontané est un des traits majeurs de l’activité médiumnique, qu’elle soit dirigée vers l’art ou vers la métagnomie. Il implique à la fois l’irruption subite de la vocation, comparable à celle que connaissent les chamanes, le caractère non prémédité de leurs œuvres, la rapidité fulgurante d’exécution, la sûreté du geste, la complexité des structures produites dans ces conditions. Il est, pour la pensée contemporaine, une des choses les plus difficiles à penser, comme le prouve le fait que le monde intellectuel a constamment cherché à mettre en doute cette spontanéité, à l’amoindrir, à la rabattre vers la simulation, l’insignifiance ou le désordre, comme si l’on ne pouvait admettre que l’on puisse produire des structures complexes sans faire appel à la conscience volontaire. La spontanéité, l’immédiateté ont mauvaise presse, elles ne peuvent engendrer que du chaos 20. Or, et c’est là le paradoxe, chez les artistes médiumniques, elle semble au contraire liée à une sûreté absolue, et débouche sur la production de structures extrêmement précises et complexes. Je reviendrai plus loin sur ce point.

4. La vocation artistique explose soudain, comme un coup de tonnerre ; ce détail revient sans cesse dans les biographies : les intéressés oublient rarement de préciser le jour où leur vie a basculé, le jour de leur entrée en art. Marguerite Burnat-Provins est saisie d’hallucinations, le 2 août 1914, quand elle entend sonner le tocsin. Raphaèl Lonné, facteur de son état, découvre fortuitement, en avril 1950, ses dons de médium dessinateur lors d’une séance spirite donnée chez sa voisine : il s’était mis à griffonner en espérant recevoir des messages des esprits, mais, au lieu du message attendu, c’est un monstre qui prend corps sur la feuille. Tel jour de 1911, Lesage, dans sa mine, entend une voix qui lui parle dans la tête. Madge Gill, pendant un an, s’est sentie poussée par une force qui l’obligeait à se lancer dans d’étranges tricots, sans qu’elle puisse préciser sa véritable nature. Mais, l’année suivante, le 20 mars 1920, un guide nommé Myrninerest s’empare d’elle ; elle reste en transe une journée entière ; à partir de cette date fatidique, sa production explose : écrits, discours, jeu de piano, tapisseries, tricots 21.

5. L’œuvre semble surgir sans préparation décelable.C’est là encoreuntrait qui revient comme un leitmotiv. Tout d’abord, comme on le sait, la plupart des artistes médiumniques, souvent issus de milieux populaires, ont en commun, avec les créateurs d’Art brut, de n’avoir reçu aucune formation artistique. Le cas de Lesage est exemplaire de cette (apparente) non-préparation : avant que les voix ne se manifestent à lui dans sa mine, le monde de l’art lui était étranger, et même indifférent. Mais il y a plus : d’autres artistes confirmés persistent à ne pas s’y intéresser quand ils sont dans leur état normal. Ainsi, le peintre brésilien Eliphas Alves, dessinateur industriel de son état, se dit bon dessinateur, mais affirme ne pas aimer la peinture : ce n’est qu’en transe que son don se révèle 22. Enfin, s’il arrive que des créateurs médiumniques ont reçu une formation artistique, parfois poussée, comme Victor Hugo et Margerite Burnat-Provins, leur art de transe, on l’a vu, se révèle totalement différent de leur production antérieure et cette nouvelle manière surgit d’un coup, sans trace de préparation.

Bien entendu, cette non-préparation, vraie sur le plan conscient, est probablement fausse sur le plan de l’inconscient (au sens très large, non freudien du terme, où je le prends ici). Car, auparavant, il y a certainement une longue phase d’incubation pendant laquelle un potentiel s’accumule, qui va exploser à la moindre sollicitation, en prenant le cours imposé par les contingences du moment, comme on l’a vu chez Gruzewski.

5. L’œuvre médiumnique n’est pas seulement non préméditée, elle est en général exécutée de façon fulgurante, sans tâtonnements ni retouches. Je prendrai une illustration poético-littéraire, moins connue que les traditionnels exemples picturaux, en évoquant le cas de Mrs Curran, une médium de Boston étudiée par le docteur Walter Prince 23. Cette dame n’avait reçu qu’une éducation assez décousue, ayant quitté l’école à quatorze ans ; elle ne s’intéressait pas particulièrement au spiritisme, et c’est en essayant, par curiosité, de participer à une séance de oui-ja qu’elle commença à pénétrer dans les labyrinthes du psychisme. Elle se trouva alors en contact avec une femme du xviie siècle qui disait s’appeler Patience Worth. La communiquante prétendait être née en 1649 dans le Dorsetshire ; elle s’exprimait dans un anglais archaïque tout à fait caractéristique, et communiquait sur sa vie et sur son temps des informations très riches qui semblaient excéder totalement le niveau de culture du médium, notamment sur le plan historique et linguistique. Selon Walter Prince, qui a étudié en détail les modalités de son activité créatrice, cette dame ne réfléchissait pas, ne cherchait pas ses mots, n’hésitait jamais, ne raturait pas, ne revenait jamais en arrière : elle se contentait de répéter à haute voix les phrases qu’elle entendait dans sa tête ; sa dictée était si rapide que la secrétaire peinait à la suivre. Ainsi, en moins de trente-quatre heures, elle dicta un poème en prose de deux cent soixante-dix pages intitulé Telka, un texte écrit, qui plus est, en dialecte anglo-saxon du xviie siècle. Mais, en même temps, elle restait à ce point consciente et détachée que, tout en dictant, elle fumait des cigarettes, conversait avec des assistants, répondait même au téléphone. La dictée médiumnique reprenait alors exactement à l’endroit où elle avait été interrompue ; et il lui arrivait de dicter jusqu’à quatre textes à la fois 24. Dans un registre voisin, Charles Hugo aurait été capable, si l’on en croit l’analyse de Richet, pendant les nuits hantées de Jersey, de produire, de façon spontanée, au débotté, par le canal improbable de la table, du Hugo surhugolien, du Hugo déjà habité et travaillé par une dimension apocalyptique et surréaliste avant la lettre, comme s’il existait chez le fils une faculté créatrice inhibée par la personnalité écrasante du père qui, à la faveur de la transe, se serait avérée capable de s’emparer du verbe hugolien pour le pasticher et le subvertir 25.

Mais on voit aussi fonctionner ces processus chez de nombreux créateurs médiumniques tournés vers le dessin ou la peinture. Raphaèl Lonné, par exemple, a affirmé à José Pierre qu’il ne composait jamais, ne préméditait pas ses dessins. Tout venait d’un coup, sans retouches ni gommages ; José Pierre, frappé par cette sûreté absolue du geste, se demande si Lonné n’aurait pas  » mis la main sur l’infaillible machine à peindre et à dessiner 26 « . Léon Petitjean sentait sa main guidée par une force qui jamais n’hésitait ni ne se corrigeait. Laure Pigeon inaugura soudain, en 1948, une nouvelle manière, qui surgit d’un seul coup, sans tâtonnements 27. Madge Gill exécutait à toute vitesse, sans préparation ni préméditation apparentes, avec une étonnante sûreté de geste, des tissages extrêmement compliqués, qui auraient exigé, pour qu’elles pût les ajuster, qu’ils fussent au préalable mis bout à bout ; or, elle ne les avait jamais vus ensemble avant qu’ils aient été suspendus au mur de la galerie ; une de ses toiles aux dimensions importantes (267 x 77 cm), peinte en 1924, porte, sous la signature habituelle du guide Myrninerest, la mention :  » commencé le 8 novembre, terminé le 10 novembre 28 « . Luis Gasparetto, le célèbre peintre médiumnique brésilien, est marqué dès son jeune âge par l’appel des esprits ; vers quatre ans, il est déjà nerveux, agité, insomniaque ; très vite, alors qu’il fréquente un centre spirite, il manifeste une grande aptitude pour diverses formes de médiumnité ; les esprits parlent à travers sa bouche, lui dictent des messages, parfois dans une langue inconnue ; très vite, il est saisi d’impulsions à dessiner, qui se signalent par des frémissements dans le bras, et il se met à dessiner des portraits avec une rapidité fulgurante, mais aussi des paysages, des formes abstraites. À treize ans on l’emmène voir le médium Chico Xavier. Pendant la séance, il reproduit une quinzaine de dessins, en incorporant des maîtres comme Rembrandt ou Toulouse-Lautrec 29. Selon François Laplantine, ses œuvres sont de grande qualité, et les conditions dans lesquelles il les réalise sont surprenantes, par la rapidité d’exécution, par la multiplicité des styles qu’il est capable de déployer. Il entre en transe avec une grande rapidité et travaille à une vitesse fulgurante, dans une salle à peine éclairée d’une faible lumière rouge.

Il y a, là encore, un point de contact évident avec l’ancienne phénoménologie somnambulique. Les magnétiseurs avaient observé des capacités analogues chez leurs somnambules – des facultés qui, pour être dirigées vers la cure médicale ou la mise en évidence de pouvoirs inconnus, n’en possédaient pas moins cette sorte de sûreté aveugle ; l’instinct des remèdes dont faisaient preuve de nombreux somnambules en fournissait à leurs yeux l’illustration frappante 30. Les anciens magnétiseurs avaient comparé cette sûreté aveugle à celle de l’instinct animal, de l’oiseau qui nidifie, de l’araignée qui tisse sa toile, et ils avaient fait l’hypothèse que la transe somnambulique était la manifestation de cette sûreté aveugle de la Vie, mais éclairée, chez l’être humain, par les fonctions mentales supérieures. L’idée autour de laquelle des métapsychistes comme Osty tournent quand ils cherchent à comprendre les facultés créatrices dont font preuve les artistes médiumniques, cette idée se situe dans le prolongement de la réflexion magnétique 31. La médiumnité artistique serait à leurs yeux la manifestation de l’immédiateté et de la créativité de la vie chez des êtres vivants dotés de la conscience réflexive et du langage. Quand Madge Gill tisse ses broderies, quand un Lesage sature ses immenses toiles de miniatures disposées selon une symétrie savante, ils agissent comme l’oiseau qui nidifie ou comme l’araignée qui tisse sa toile – d’où ce sentiment de prolifération végétale que donnent si souvent les œuvres médiumniques – avec cette différence qu’étant humains ils impriment à leurs créations un cachet personnel, alors que les animaux reproduisent des patterns propres à l’espèce.

6. Les artistes médiumniques ont encore en commun, avec les somnambules et les sujets métagnomes, la capacité d’agir dans des conditions qui seraient difficiles ou impossibles pour un sujet qui se trouve dans son état de conscience normal, de sorte que les œuvres qu’ils produisent semblent parfois physiquement ou techniquement irréalisables pour le commun des artistes, tous critères esthétiques mis à part. Ainsi, certains sujets réalisent des œuvres au détail extrêmement fin, si fin que même un examen attentif à la loupe ne permet pas de surprendre leur secret. D’autres, comme Charles Hugo, composent des poèmes par le truchement d’un alphabet, constitué par les craquements ou les chocs produits par un guéridon qu’ils ne font qu’effleurer – un alphabet dont la mise en œuvre, on l’oublie trop souvent, reste foncièrement énigmatique, sous son apparente familiarité et même son apparente banalité 32. D’autres encore – et c’est sans doute là le trait qui frappe le plus les esprits – peignent ou dessinent dans l’obscurité. Ce point, assez souvent allégué, mérite qu’on s’y attarde ; en effet, dessiner dans l’obscurité, y exécuter des travaux extrêmement fins, comme coudre ou broder, c’étaient là des activités typiques de certaines somnambules  » magnétiques « . Ainsi, le peintre brésilien Elifas Alves, en état de transe, exécute fébrilement des toiles dans une obscurité quasi totale ; une petite ampoule verte placée au-dessus de la table laisse seulement entrevoir des ombres 33. Lesage affirme peindre dans l’obscurité, mais, quand le docteur Osty lui demande de le faire dans des conditions contrôlées, il échoue. Gruzewski, lui, démontre ses dires : il parvient, comme on l’a vu, à dessiner dans l’obscurité complète, sous le contrôle de l’Institut métapsychique. Et que dire de Fernand Desmoulin, qui dessinait la tête couverte d’un sac ? Madge Gill exécute ses œuvres dans l’obscurité totale ou partielle ; les volets de sa maison sont toujours fermés 34.

On pourait supposer que ces artistes peignent en lumière rouge ou dans l’obscurité pour dramatiser leur création, y soupçonner même un relent de charlatanerie, de même que l’on a abondamment suspecté les médiums spirites de réclamer des conditions analogues pour pouvoir tricher. Pour disculper leurs médiums, les métapsychistes affirmaient que l’obscurité leur permettait d’atteindre un état de transe sans lequel leurs facultés ne pouvaient s’éveiller. C’est sans doute l’explication de cette pratique insolite chez les artistes médiumniques : il est probable qu’ils recherchent l’obscurité parce qu’elle leur permet de se mettre dans un état de conscience propice à la création artistique. Le fait que certains, comme Gruzewski, parviennent à se libérer peu à peu de cette contrainte, et à peindre à la lumière normale, va d’ailleurs dans le sens de cette hypothèse : s’il ne s’agissait pas d’un autoconditionnement psychologique, pourquoi s’imposer cette contrainte absurde de peindre dans l’obscurité ? On remarquera d’ailleurs, et cela prolonge le parallèle, que certains médiums à effets physiques ont pu s’éduquer peu à peu, à la demande des expérimentateurs, à produire leurs phénomènes en pleine lumière.

7. L’exemple des sympathies permet encore d’illustrer de façon frappante les rapports entre la médiumnité métagnomique et la médiumnité artistique. Rappelons que les anciens magnétiseurs nommaient par ce terme la capacité prêtée aux  » somnambules magnétiques  » de ressentir de façon directe les vécus affectifs, physiques, sensoriels des personnes avec qui on les mettait en rapport, même si ces personnes se trouvaient à distance. Aussi surprenante soit-elle, cette capacité présumée est attestée par de nombreux témoignages dignes de foi, comme celui de Pierre Janet, et des ethnologues l’ont observée chez certains peuples archaïques, comme les Aborigènes ou les Bushmen. Chez les Aborigènes, par exemple, cette capacité subit un encadrement culturel très précis : le corps est cartographié en zones qui correspondent à des proches, et qui sont en quelque sorte chargées de détecter leur présence, et de renseigner sur leurs états intérieurs 35. Que survienne tel soubresaut musculaire, et le sujet saura que c’est telle personne qui approche, avec tel état d’âme, etc. Or, d’une façon, certes, moins éduquée, mais toujours efficace, les somnambules magnétiques du XIXè siècle avaient le sentiment intime de l’approche, de la présence et de la personnalité morale de telle ou telle personne avec qui on les mettait en rapport. Il est frappant de retrouver, mais transposée dans un autre domaine, cette faculté chez certains peintres médiumniques. Ainsi, Gasparetto, déjà cité, ressent avec précision la personnalité du maître qu’il incorpore. Cette dernière se signale par des vibrations particulières, par un climat sui generis, sentiment qui, à son tour, va se traduire par une impulsion picturale spécifique 36. Manet, par exemple, est identifiable par l’optimisme qui émane de sa personnalité, et le sentiment que produit sa présence se traduit en mouvements et couleurs.

8. Autre point commun, qui fait vaciller nos repères et brouille les frontières que nous établissons entre les activités – entre la médecine et l’art, par exemple : c’est le fait que certains artistes médiumniques sont aussi des guérisseurs. Ainsi, Lesage, peu après son appel, sous l’influence d’une amie intéressée par le magnétisme, devient guérisseur pendant une courte période, entre juillet 1913 et janvier 1914 ; très vite ses dons présumés attirent la foule : jusqu’à deux cent cinquante personnes se pressent pour recevoir ses soins, ce qui lui vaut d’ailleurs de passer en correctionnelle pour exercice illégal de la médecine. Mais, en 1916, après un séjour de deux ans dans les tranchées, il reprend son travail dans la mine et abandonne les soins, car ses guides lui ont demandé de se consacrer désormais uniquement à la peinture 37. De même, l’artiste brésilienne Alice Bitter prétend capter des entités de l’au-delà, afin d’aider, par ses dessins, les esprits à se réincarner ; elle veut aussi prêter assistance aux nouveau-nés et aider les mères à accoucher 38. Elle se donne comme la collaboratrice humaine d’une équipe de désincarnés placée sous la direction d’Einstein et de Pasteur. Pour cela, elle capte les entités pour les malades et les fixe dans des couleurs qui aident

ce dernier point est capital à ses yeux, le but de l’automatisme tel que le pratiquent les surréalistes est de conserver et d’amplifier la conscience au sein même de la transe ; il ne s’agit nullement de s’abîmer dans la nuit de l’inconscience, mais, au contraire, de porter la conscience à un point d’incandescence inconnu de l’expérience vigile banale. La désintégration psychique n’est pas pour le surréaliste une fin en soi, mais un préalable : s’il doit d’abord se perdre, c’est pour mieux se trouver, et la finalité ultime de l’automatisme est bien d’unifier la personnalité du sujet, de la porter à une synthèse plus haute ; cette dernière, comme l’écrit Carrouges, doit  » se recomposer sur un plan plus vaste « , et  » englober en un seul corps les fragments épars du moi. […] Contrairement à ce que propose le spiritisme : dissocier la personnalité psychologique du médium, le surréalisme, affirme Breton, ne propose rien de moins que d’unifier cette personnalité 55.

Comme l’a bien vu Carrouges, qui pointe à nouveau, apparemment à son insu, en direction des sources magnétiques, la conscience, la lucidité (aux deux sens du terme) sont des valeurs hautement revendiquées par Breton. Contrairement au préjugé courant,  » le surréalisme ne tend nullement à sacrifier la veille au sommeil, mais à les faire fusionner dans une nouvelle synthèse concrète 56.  » Dans le Second manifeste, Breton reproche ainsi à certains de ses amis de se laisser aller à l’automatisme de façon toute mécanique,  » de laisser courir la plume sur le papier sans observer le moins du monde ce qui se [passe] en eux 57 « , de ne pas observer l’étrange dédoublement dont ils sont le siège ; et il leur demande  » d’apporter à l’accomplissement de leur mission une conscience nouvelle 58 « .

La critique à peu près unanime a voulu voir voir dans cette valorisation de la conscience le point de rupture avec l’hypnotisme et le spiritisme, qui signerait l’originalité de Breton. Mais elle ignore le fait décisif que l’espèce d’extase lucide prônée par ce dernier pour remplacer le sommeil hypnotique et la nuit de la transe spirite est un état de conscience cultivé depuis plus d’un siècle et demi par les magnétiseurs, et observé, depuis le début du siècle, par les recherches psychiques britanniques comme par la métapsychique française. On rappelle, en effet, qu’à partir de 1919 le docteur Osty observe chez ses sujets métagnomes des états de conscience analogues à ceux que Breton proposera un peu plus tard comme modèle à ses amis, et des phénomènes de voyance auxquels Breton ose à peine rêver, et les décrit minutieusement dans plusieurs livres, qui paraissent, comme par hasard, entre 1922 et 1926. Chez un Pascal Forthuny, on le rappelle, la lucidité se manifeste par l’irruption, sur fond d’une conscience et d’une volonté inaltérées, d’automatismes visuels, moteurs et verbo-auditifs constamment reconnus comme tels et analysés par le voyant, qui est entraîné à les décrypter à mesure qu’ils surgissent. À proprement parler, précise Osty, ce dernier n’est pas halluciné :  » Il se rend parfaitement compte que ce qu’il voit, entend, sent n’est pas un reflet du dehors, mais une amplification du dedans. L’atmosphère imaginative de ses perceptions n’est même pas comparable à celle de l’homme endormi qui rêve. Le rêveur n’a qu’un spectacle : celui dans lequel son imagination le place. Forthuny, au contraire, perçoit deux réalités : l’ambiance vraie, salle, assistants, etc., à laquelle il ferme le mieux possible ses sens, et, dans cette ambiance, la projection plus ou moins forte de l’évolution imagée de sa pensée intérieure […]. L’objectivation des images visuelles n’a jamais de force véritablement hallucinatoire. Pascal Forthuny reste, à tout moment, pleinement conscient qu’il n’est pas devant des spectacles réels, mais devant des représentations mentales plus fortes qu’à l’ordinaire, intermédiaires, pourrait-on dire, entre la pensée intérieure normale et l’hallucination 59.  »

Cette métapsychique qui transparaît en filigrane, une partie de la critique s’efforcera de l’effacer ; ou, du moins, de minimiser son importance, voire de la porter au débit du surréalisme. Dans les années cinquante, sous l’influence du marxisme, on a souvent fait l’impasse sur les sources de l’automatisme. L’ouvrage de Maurice Nadeau, écrit fin 1944 et constamment réédité depuis, est très significatif de cette façon d’escamoter un pan de l’œuvre de Breton. L’auteur se contente d’une allusion à  » une courte initiation spirite de René Crevel « , au  » sommeil hypnotique « , et s’il relate l’épisode des sommeils, c’est pour déplorer  » les explications qu’en proposait Aragon à cette époque, qu’il n’était pas le seul à donner, et qui ont fait accuser le surréalisme, au moins à ses débuts, d’avoir versé dans un idéalisme de mauvais aloi « . L’auteur préfère passer rapidement sur certaines références embarrassantes de Breton, auxquelles il se contente de faire allusion.  » Il ne servait à rien, écrit-il, d’avoir ramené l’inspiration sur terre pour s’évader à nouveau dans le surnaturel, à propos de phénomènes que la psychanalyse, entre autres disciplines, pouvait expliquer dès ce moment-là 60.  » Beaucoup d’auteurs s’en tiendront à cette exécution sommaire, et il n’ y aura guère à cette époque que Michel Carrouges pour s’étonner que l’on ait oublié l’influence avouée de Myers sur Breton.

Mais, dans les années soixante, plusieurs auteurs entreprennent d’entrouvrir la porte sur les arrière-plans nocturnes du surréalisme, et, parmi ces derniers, Jean Starobinski 61. Le savant professeur genevois aperçoit d’un coup d’œil (mais, il est vrai, bien après Michel Carrouges) les sources que tant d’autres, avant lui et après lui, se sont efforcés d’ignorer. Il comprend que les influences subies par Breton débordent largement la psychanalyse freudienne, il voit tout ce que Breton doit à l’hypnotisme et à la métapsychique. Au lieu de chercher à escamoter les influences de Janet et de Myers, il les regarde en face. Mais les présupposés qui guident sa démarche le conduisent à une interprétation biaisée. Endossant sans examen le point de vue des vainqueurs, il accepte comme allant de soi l’assimilation classique du magnétisme et de l’hypnotisme : le somnambule magnétique est à ses yeux un automate dépourvu de conscience qui obéit aveuglément aux suggestions du magnétiseur 62 ; la théorie d’Hughlings Jackson consacre définitivement à ses yeux la connotation péjorative de l’automatisme, conçu comme une chute de la conscience dans des  » activités partielles 63  » ; l’hypothèse de Myers, pour lequel l’hypnose peut libérer de nouvelles potentialités psychiques, est trop teintée de religiosité pour pouvoir être prise au sérieux 64 ; quant aux phénomènes  » supérieurs  » de la médiumnité spirite ou du somnambulisme magnétique, ils se dissolvent intégralement dans l’illusion croyante 65. Jusque-là, il s’agit d’interprétations susceptibles d’être discutées. Mais il est significatif de voir cet érudit commettre aussi ce qu’il faut bien appeller des contre-sens historiques sitôt qu’il s’agit de la métapsychique : il confond cette dernière, sans nuances, avec le spiritisme 66, tombe dans l’anachronisme en parlant de  » parapsychologie spirite 67 « , fait de Myers un spirite banal, et confond le spiritualisme expérimental avec le spiritisme, ou, du moins, considère implicitement comme négligeables les différences pourtant considérables qui séparent la théorie du moi subliminal de leur contrepartie populaire chez les spirites 68. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Starobinski ne voie pas que la critique bretonienne du spiritisme se trouve, plus ou moins à l’insu de l’auteur, dans le droit fil d’une tradition centenaire, et que son  » matérialisme magique  » est le prolongement, croisé à de nouvelles exigences culturelles, notamment le matérialisme marxiste et la psychanalyse freudienne, de la  » magie naturelle  » des magnétiseurs.  » La dictée selon Breton, écrit Starobinski, ne vient pas de la région solennelle et noire que Myers situe au-delà de la mort et de l’éther matériel ; elle provient du cœur brûlant de la vie.  » Cette belle formule s’ajuste parfaitement à la métaphysique du premier magnétisme.

Quelques années plus tard, le docteur Held s’emploie, avec les ressources de la psychanalyse, à nettoyer l’œuvre de Breton des influences délétères pointées par Starobinski. Avant tout soucieux de repêcher le poète, dont il admire le génie, le psychiatre veut le dissocier de l’attirail conceptuel suspect dont il a cru devoir s’entourer. Le succès est total. Au terme de l’entreprise, rien ne subsiste plus de ce qui constitue le surréalisme dans sa spécificité, à commencer par l’automatisme. Il n’y a rien de plus dans l’automatisme que dans la parole libérée de l’analysant ; l’épisode des sommeils relève d’une hystérie de groupe favorisée par la personnalité de certains amis de Breton 69 ; la transe, plus ou moins simulée, permettait à certains, dénués de talent, de remplacer la création véritable par la manifestation désordonnée d’états émotionnels 70 ; le rationalisme de Breton n’est que de façade, son athéisme est l’envers d’un désir passionné de croire, et tout l’appel à des puissances psychiques qui excéderaient la métapsychologie freudienne est soupçonné d’être une défense destinée à masquer l’homosexualité latente propre au groupe surréaliste 71.

Sauver Breton de l’occultisme, telle est la tâche à laquelle s’attelle le docteur Held. Une tâche difficile, mais son érudition y pourvoit. Pour laver l’écrivain du péché de métapsychique et, à un moindre degré, d’hypnotisme, le psychanalyste commence par corriger une confusion commise par Starobinski :  » Comme presque tout le monde, et comme les dictionnaires et les vocabulaires spécialisés […], l’éminent professeur, médecin, critique littéraire et auteur qu’est Jean Starobin-ski confond tout au long de son travail métapsychie et para- psychologie […]. La métapsychique étudie des phénomènes surnaturels ou soi-disant tels qui font obligatoirement référence à un au-delà, à la survie, au retour de fantômes (ectoplasmes) ou d’esprits 72. «