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La défense de la métapsychique : Réponse au Dr Achille-Delmas

La défense de la métapsychique : Réponse au Dr Achille-Delmas

Dans cet article extrait de la Revue Métapsychique (Janv-Fév 1924), le prix Nobel de Physiologie Charles Richet répond à quelques critiques de son Traité de Métapsychique, tout en présentant la démarche scientifique des métapsychistes. Ces critiques sont venues du psychiatre François Achille-Delmas, sceptique proche de l’Union Rationaliste qui verra le jour plus tard. Il évoluait avec dogmatisme dans un cadre théorique d’évolutionnisme culturel, déjà dépassé pour l’époque, où se mélangeaient critique du merveilleux, avertissement du public et mépris pour les croyances populaires. De sorte que, malheureusement, les réponses argumentées de Richet s’appliquent encore à certains discours sceptiques contemporains.


M. Marcel Prévost, directeur de La Revue de France, qui a le très généreux sens des choses scientifiques, a voulu, dans son journal, ouvrir un débat sur la Métapsychique. M. René Sudre a écrit là-dessus un article excellent. Le docteur Achille-Delmas lui a répondu. M. René Sudre a déjà, dans la Revue de France, réfuté les critiques de M. Delmas. Pourtant j’ai tenu, moi aussi, à montrer dans la Revue Métapsychique, la faiblesse des arguments de notre contradicteur.

Mon savant ami Pierre Janet ayant écrit dans la Revue Philosophique un très sérieux et approfondi article sur mon Traité de Métapsychique, je lui ai répondu en montrant que sur plusieurs points ses observations ne me paraissaient pas justifiées. En tout cas la discussion de Janet me semblait assez scientifique pour mériter toute attention.
Je n’en dirai pas autant des articles de soi-disant vulgarisation qui ont paru dans divers journaux, articles auxquels j’ai dédaigné de faire même une allusion. Par conséquent le Dr Achille-Delmas sera satisfait de voir que je ne le mets pas dans cette cohue de critiques incohérentes et que je tiens à lui répondre.
J’espère aussi qu’il excusera ma vivacité, attribuable aux critiques acerbes qu’il a formulées un peu contre moi et beaucoup contre la métapsychique.

I

Et d’abord l’argument d’autorité.
Quoi qu’il en dise, je n’attache guère d’importance à l’autorité des maîtres. Les faits ont une valeur qui dépasse singulièrement les affirmations même des hommes supérieurs. Vis-à-vis des faits, des hommes comme William James, comme sir William Crookes, comme Descartes, comme Aristote, comme M. Delmas lui-même, ne sont que poussière. L’histoire est là pour montrer que les plus graves erreurs ont été sentencieusement énoncées par les plus illustres des mortels. Quand Harvey a découvert la circulation du sang, il avait contre lui Aristote, et Galien, et Hippocrate, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir raison.
Donc l’argument d’autorité ne compte pas, et je n’en ferai pas plus de cas que des opinions d’Homère sur l’électro-physiologie.
Mais je demande alors qu’on applique à M. Delmas ce que très justement il applique à sir William Crookes, à J. Maxwell, à de Rochas, à C. Flammarion, et à vingt autres. Puisque ces hommes éminents ne comptent pas, on me permettra de dire que M. Delmas ne compte pas davantage. Il n’y a qu’une différence entre eux et lui. C’est qu’ils ont vu, étudié, scruté, analysé, douté pendant 20 ou 30 années, pour arriver enfin, après un labeur acharné, à une conclusion, tandis que M. Delmas, assis à sa table de travail, a compulsé quelques notes, a lu mon Traité de Métapsychique, et, après ce travail livresque, a conclu souverainement.
Donc, si je n’admets pas l’argument d’autorité, ce ne sera certainement pas pour accorder à M. Delmas une autorité supérieure à la nôtre. Il dit quelque part qu’il est modeste. Hé ! que serait-ce, s’il ne l’était pas ? Pour lui, les hauts titres officiels des grands savants, la notoriété acquise par beaucoup de mémoire et d’imagination, par des personnes ayant des diplômes et occupant des situations importantes, tout cela n’a aucune valeur. On peut être avec tout cela, dit-il, « DEBILE DU JUGEMENT ».
C’est entendu, et j’accepte pleinement cette sévérité. Cependant, quand on n’a ni les hauts titres officiels, ni les situations importantes, ni une grande dépense d’activité aidée par la mémoire et l’imagination, quand on n’a pour tout bagage que le diplôme de docteur en médecine, il y a beaucoup plus de raisons pour être débile du jugement.
Dieu sait cependant que je n’accuse pas M. Delmas d’avoir un jugement débile ! Je lui laisse le soin de nous faire ce reproche ! Je lui fais seulement remarquer que cette accusation se retourne étrangement contre lui.
Et, puisqu’il parle de modestie, je me permets de lui en conseiller un peu davantage. La force de ses arguments en sera augmentée. Et ce ne sera pas inutile, car ses arguments sont d’une médiocrité qui désarme presque la critique.
Je ne dis rien de ses expériences. Il n’en apporte aucune, ni grande ni petite. L’expérimentation de M. Delmas, c’est le néant dans toute sa profondeur sinistre.

II

Il commence par faire une incursion (bien timide) dans la bactériologie. Nous avons dit que Pasteur avait eu grande peine à faire triompher ses doctrines et que l’histoire des sciences nous montre que souventes fois des idées simples, presque évidentes, furent contredites par l’unanimité des contemporains. Quelle n’a pas été ma surprise d’apprendre de M. Delmas que Pasteur apportait des faits que chacun pouvait facilement vérifier et reproduire ! Quoi vraiment ! la démonstration de la génération spontanée a été si facile ! et de la vaccination charbonneuse ! et de l’atténuation des virus ! Si ç’eût été aussi simple, le mérite de Pasteur n’aurait pas été bien grand ! Ce qui, en fait de microbes, est si facile aujourd’hui, et même très facile, était furieusement difficile de 1865 à 1875.
Il est facile aujourd’hui de démontrer la circulation du sang, ou l’augmentation du poids des métaux par la calcination, ou la formation du sucre par le foie. Ce sont là démonstrations à la portée d’un étudiant de deuxième année. Mais ce n’est aujourd’hui aussi élémentaire que parce qu’il y a eu Harvey, Lavoisier, Claude Bernard, et Pasteur. Avant que ces grands hommes eussent apporté la lumière, la difficulté était prodigieuse.
Passons, puisque aussi bien nous ne sommes pas au cœur de la question. Sans l’autorité des Maîtres, sans l’autorité de M. Delmas, il s’agit de savoir si les faits de la métapsychique sont réels, ou s’ils sont des illusions.

III

J’ai divisé la métapsychique en deux parties absolument distinctes. De même qu’en physique il y a des parties bien dissociées comme par exemple l’hydrodynamique et l’électricité, de même il y a, en métapsychique, la métapsychique objective et la métapsychique subjective qui confinent l’une à l’autre, sans se confondre.
La négation (ou l’affirmation) de l’une ne va nullement entraîner la négation (ou l’affirmation) de l’autre. Cette distinction fondamentale a été, je n’ose pas dire ignorée, mais dédaignée par M. Delmas, ce qui rend inopérante son argumentation contre la métapsychique tout entière.
Pour moi, je ne cache pas ma préférence pour la métapsychique subjective (elle occupe les deux tiers de mon livre). C’est celle-là seule qu’ont traitée nos admirables collègues de la S.P.R. de Londres. J’en ai fait l’objet d’une adresse présentée au Congrès International de Physiologie d’Edimbourg devant des personnes compétentes en biologie, au moins autant que des médecins aliénistes, et je l’ai intitulée : « les voies non sensorielles de la Connaissance et la méthode expérimentale ».
J’ai démontré par l’expérience, et par l’expérience seule, que la réalité arrive parfois à la connaissance par des voies autres que les voies sensorielles normales.
Eh bien ! voici ce qui est caractéristique de l’état d’âme de M. Delmas. Il se contente d’une demi-page pour réfuter tout ce qui a été dit sur ce sujet :
Que dit-il des Phantasms of living ? Rien.
Que dit-il de M.J. Hyslop ? Rien.
Que dit-il de F. Myers ? Rien.
Que dit-il de R. Hodgson ? Rien.
Que dit-il d’Aksakoff ? Rien.
Que dit-il de Stainton Moses ? Rien.
Que dit-il de Mme Thompson ? Rien.
Que dit-il de Mme Léonard ? Rien.
Que dit-il de sir Oliver Lodge ? Rien.
Que dit-il de M. et Mme Sidgwick ? Rien.
Que dit-il de M. Huysmans ? Rien.
Que dit-il de William James ? Rien.
Que dit-il d’Osty ? Rien.

Et cependant il existe une vingtaine d’ouvrages considérables, écrits par des hommes loyaux et savants, qui ont étudié patiemment, laborieusement, ce beau et difficile problème et apporté des expériences parfaites.
Il est vrai que M. Delmas consent à consacrer cinq lignes à Ossowietzki.
Dans sa naïveté, – c’est le mot le plus bienveillant que je puisse adopter, – voici tout ce qu’il dit là-dessus : « Un de mes amis de très grande autorité » – et ici l’autorité, quoique anonyme !! intervient magistralement – « fut spécialement convié à une séance : il y eut trois tentatives qui furent trois échecs ».
On croît rêver… Oui ! c’est tout, absolument tout.
Voilà tout ce que M. Delmas peut objecter aux quarante expériences, d’une précision incomparable, que nous avons faites, les uns et les autres, avec Ossowietzki. C’est vraiment abuser de la bonhomie de ses lecteurs que de leur faire croire que trois expériences négatives, même si l’autorité de l’anonyme est presque divine, peuvent ruiner, démolir, renverser de fond en comble, anéantir, jeter dans l’abîme des illusions et des erreurs, quarante expériences positives, irréprochables.
Une allusion est faîte à Mme Piper. Je suis surpris, à la limite de la surprise, de voir M. Delmas invoquer à son secours J. Maxwell, mon savant et excellent ami Maxwell, qui a publié un livre remarquable, où, à propos de la clairvoyance qu’il admet complètement, il va aussi loin et même parfois plus loin que moi.
Pour contester les faits relatifs à Mme Piper, dont la clairvoyance après quinze ans d’études a été résolument adoptée par W. James, par sir Oliver Lodge, par J. Hyslop, par Richard Hodgson, par Frédéric Myers,, qui ont eu plus de 500 séances inscrites tout au long dans cinq gros volumes, M. Delmas dit : « le Dr Bérillon a fait de plus expresses réserves ».
Enfin ! Enfin ! Nous voilà donc enfin en présence de quelque chose de solide. M. Bérillon, qui n’est ni William James, ni sir Oliver Lodge, ni Frédéric Myers, M. Bérillon – qui n’a rien vu d’ailleurs – fait des réserves expresses. (Lesquelles ?) Et cela suffit à M. Delmas pour conclure que toute l’histoire de Mme Piper est une prolongée mystification. M. Bérillon doute, et ce doute suffit à M. Delmas pour nier. On n’est pas plus accommodant ! Là encore M. Delmas abuse de la crédulité de ses lecteurs.
Il en abuse encore en citant triomphalement M. Jules Bois qui a constaté une erreur de Mme Piper sur les personnalités de Rector, Imperator et Prudens. Une erreur dans cinq gros volumes de réponses ! C’est bien grave !
En un mot, et avec tout le respect que je dois à un confrère, docteur en médecine comme moi, toute cette critique de la Métapsychique subjective me paraît être, je n’ose pas dire une plaisanterie ; mais un néant.
Ou plutôt ma conclusion vraie est la suivante : M. Delmas ne veut pas de la métapsychique subjective (pour des raisons que j’ignore) et il a jugé plus prudent de la passer sous silence.
Comme ses critiques sont inexistantes sur les faits de la métapsychique subjective, nous sommes forcés de conclure qu’il les accepte, nolens, volens.
Donc acte [[En un article qui vient de paraître dans la Revue de Paris, M. Heuzé, qui a été et est encore l’adversaire acharné de la métapsychique objective, semble, très loyalement, reconnaître la réalité des faits de la métapsychique subjective. Dont acte.]].

IV

Passons à la métapsychique objective, celle qui a été le plus durement attaquée, celle qu’il est le plus difficile de défendre parce que les médiums à effets physiques, extrêmement rares d’ailleurs, sont inconstants et trop souvent atteints de tares physiologiques ou morales. Quoique je sois certain de beaucoup de phénomènes de la métapsychique objective, je reconnais très volontairement que la certitude n’est pas aussi grande que pour la subjectivité.
Il y a en effet des degrés dans la certitude. Et cela mérite d’être dit.
Par exemple, je suis certain que l’hydrogène se combine à l’oxygène, et je suis certain qu’il n’y a pas de générations spontanées. Voilà deux certitudes. Tout de même, la certitude d’une combinaison de l’oxygène avec l’hydrogène est plus grande que la certitude qu’il n’y a pas de générations spontanées. Je suis certain que Victor Hugo est un plus grand poète que Mallarmé, mais la certitude que Victor Hugo est un plus grand poète que Lamartine est bien moindre. Je suis certain que l’homme a été contemporain du mammouth, mais je suis plus sûr encore qu’il est contemporain de l’éléphant.
Eh bien ! je suis certain que la métapsychique objective est vraie ; mais je suis plus certain encore des faits de la métapsychique subjective.
En réalité, toute l’argumentation de M. Delmas – car il n’y a pas dans toute sa polémique la plus minime trace d’expérimentation, – toute son argumentation, dis-je, repose sur l’affirmation suivante : les médiums ont avoué qu’ils ont triché.
C’est tout. Absolument tout.
L’aveu des médiums explique tout.
Pour répondre à toutes les preuves accumulées, à toutes les précautions rigoureuses prises, à toutes les impossibilités mécaniques, matérielles, dont les expériences multiples de Home, d’Eusapia, d’Eglinton, de Stainton Moses, de Mme d’Espérance, de Mme Marryat, d’Aksakoff, de Lombroso, de Maxwell, de Morselli, de Bottazzi, et de bien d’autres dont les noms empliraient toute cette page, M. Delmas se contente de dire : « ils ont triché ».
Et ils ont triché parce qu’ils ont avoué avoir triché.
On pourrait supposer qu’il a dévoilé des trucs remarquables inédits, des prestidigitations habiles, des supercheries délicates, des inventions abracadabrantes et somptueuses, lesquelles auraient déçu les pauvres savants naïfs. Nullement ! M. Delmas ne nous indique rien de nouveau. Il ignore même que c’est moi qui ai le premier dévoilé le truc simplissime d’Eusapia – substitution d’une main à l’autre. – Il ignore que les médiums tricheurs dont il indique les noms : Cradock, Eldred, Milner, Sambor, ont été démasqués par les spirites et les métapsychistes !
Ainsi, rien n’indique que les médiums (autres que ces escrocs) ont triché, sinon leurs aveux. Encore une fois, leurs aveux, c’est tout.
Donc, après avoir passé prudemment sous silence la métapsychique subjective, en fait de métapsychique objective, M. Delmas se contente d’une phrase qui est comme la tarte à la crème de Molière. Les aveux des médiums : les aveux des médiums !
Il faut alors examiner ce que valent ces aveux :
Home. – Il n’y a jamais eu d’aveux de Home. Jamais ! jamais ! Home a dit qu’il n’avait pas rencontré d’esprits sur son chemin. Cela prouve tout simplement qu’il ne croyait pas au spiritisme.
Ici, j’admire l’étrange mentalité de M. Delmas, qui, parce qu’un médium déclare qu’il n’est pas spirite, traduit cette déclaration par une phrase toute différente : « j’ai triché ». La parole de Home n’est même pas un demi-aveu ; ce n’est pas un aveu du tout. On n’a pas le droit de transformer la négation du spiritisme en un aveu de supercherie. Si M. Delmas s’était donné la peine de lire les séances de Crookes, avec Home, à moins d’être prodigieusement aveuglé, il aurait dit que c’est du granit.
Miss Florence Cook. – Il est possible que Crookes ait été amoureux d’elle. Cependant je ne crois trahir aucun secret en disant que j’ai eu l’honneur d’être reçu jadis par Sir William Crookes, et que lady Crookes me contait avec émotion qu’elle avait vu souvent Katie King venant à la table de la salle à manger et conversant avec les enfants. Dira-t-on que Lady Crookes était amoureuse de Katie King ?
Et puis, même si Crookes avait admiré la beauté de Katie King, est-ce une raison pour que ce grand et merveilleux savant ait perdu son sang-froid ? Ce n’est plus de la discussion scientifique : c’est le procès-verbal d’un psychiatre, qui n’a pas bien compris que la découverte des rayons cathodiques et celle du thallium par la spectroscopie est la base de toute l’admirable physique moderne. Que M. Delmas se donne la peine de lire la description donnée par sir William Crookes et peut-être parlera-t-il comme mon cher ami Ochorowitz qui, se repentant d’avoir jadis traité le grand William Crookes d’illusionné, disait, se frappant la poitrine : « Pater, peccavi ».
Ainsi contre les expériences avec Katie King, il ne trouve que l’étrange supposition d’un amour aveugle. C’est traiter la science comme Alexandre Dumas traitait l’histoire.
Si pourtant. Il y autre chose encore. Il y a l’épilogue raconté seulement par le Times !
Cet épilogue s’est passé neuf ans après. Neuf ans après ! Que s’est-il passé en neuf longues années dans la mentalité de Florence Cook ? Au bout de neuf ans ! une imposture possible ! et pour démontrer cette imposteur un article du Times. C’est terriblement faible pour démolir des admirables expériences faites neuf ans auparavant par un des plus grands savants du XIXe siècle.
Eusapia. – Y a-t-il eu des aveux d’Eusapia ? Non ! non ! non ! Ces prétendus aveux tiennent dans cette phrase nuageuse, énigmatique, hésitante « je crois me souvenir que M. Flammarion a écrit quelque part qu’Eusapia Paladino lui avait fait l’aveu de certaines tricheries. » Rien de plus. S’appuyant sur cette phrase prestigieusement vague, dont il ne donne pas l’indication précise, M. Delmas nie la réalité de toutes les expériences faites.
Je conseille à M. Delmas de lire les deux excellents volumes d’un maître en psychiatrie, Enrico Morselli, le savant professeur de l’Université de Gênes, qui a rappelé avec un rare bonheur d’expression, dans une savante étude, tout ce qui a été écrit sur Eusapia (Bibliografia Paladiniana, tome I, p.134 à p.170 ; tome II, page XVII à XVIII). Il verra que nul médium n’a été exploré avec une précision semblable. Je ne crois pas qu’il existe dans toute la science de contrôles plus sévères, plus multipliés. Tous ceux qui avaient douté ont reconnu leur erreur. Frédéric Myers notamment, dans un aveu solennel. Feilding, Carrington, et bien d’autres encore.
Prétendre que de 1884 à 1906 tous les phénomènes présentés par Eusapia sont dus à cette libération des mains (que j’avais découverte et décrite en 1884), croire qu’aucun de nous n’a été capable de démasquer cette supercherie enfantine et connue, c’est nous accuser d’un trop débile jugement.
Ou plutôt c’est croire à notre complicité.
Je me souviens qu’un jour, dans une expérience faite sur Eusapia chez moi, je disais à mon éminent ami, Charles Ségard, médecin en chef de la marine : « Tu tiens bien la main gauche ? » Il me répondit : « je tiens bien la main gauche ». Alors, j’ajoutai, « prends garde, si tu te trompes, ce n’est pas une erreur, c’est de la complicité. »
Et que va opposer M. Delmas à tous ces faits ? Rien !
4° A vrai dire, il réserve toute sa sévérité pour les expériences d’Alger. C’est son épée de chevet, c’est son cheval de bataille. Eh bien, nous allons voir si cette épée est en carton et si ce cheval de bataille n’est qu’un cheval en bois.
D’abord, M. Delmas parle d’expériences auxquelles je n’ai pas assisté et dont je ne suis pas responsable plus que des divagations de Thalès sur la grandeur du soleil, ou des fantaisies de Paracelse sur les influences des étoiles et des herbes, ou des conjectures de Van Helmont sur les souris nées d’une chemise sale.
Je ne connais pas Mme Ducaine. Je ne connais pas M. Charles Hanin. Je ne connais pas Mlle Cochet. Je ne connais pas Me Garcia. Je ne connais pas M. Portal. Je ne connais même pas Mme Portal, et jamais je n’ai ni minutieusement, ni superficiellement exploré et palpé son pantalon dans lequel elle aurait apporté un pigeon blanc qui constitua un apport remarquable. Je n’ai pas reçu de lettre du père d’Eva. J’ai reçu, il est vrai, une lettre de M. Marsault, avocat à Alger, lequel m’écrivait qu’Eva lui aurait fait l’aveu de supercheries éclatantes, mais Eva a écrit solennellement qu’elle n’avait jamais fait aucun aveu sur la non vérité de ces phénomènes.
Cependant admettons qu’elle ait menti, une fois, ou deux fois, ou trois fois : peu importe le nombre de ses mensonges ! En quoi ces soi-disant aveux peuvent-ils contredire la réalité des faits observés par nous, puisque nous l’avons étudiée comme si elle était capable de toutes les supercheries. M. Delmas, dans ses critiques, parle constamment de notre foi, foi d’un croyant. Quelle aberration ! Non seulement nous n’avons pas la foi d’un croyant, ni moi, ni mes amis, mais nous avons sans cesse devant nous la préoccupation obsédante de n’être pas trompés. C’est notre unique souci. Nous ne pensons pas à autre chose. Quel que soit le médium, quelle que soit, pour des considérations morales ou psychologiques, la confiance que nous avons en lui, nous agissons absolument comme s’il était un imposteur.
J’en donne ma parole d’honneur à M. Delmas. Je n’accorde jamais la plus minime confiance au témoignage du médium. Les vêtements sont examinés ; la chambre, fouillée dans ses plus petits détails ; des photographies sont prises. Nulle personne ne peut entrer dans la salle qui est fermée à clef, quoi qu’en prétendent Areski, le cocher voleur, et Marie la cuisinière. Malgré ces propos de cuisine et d’écurie, la fraude devient impossible, tout aussi impossible que lorsque je tiens en l’air, écartées l’une de l’autre les deux mains d’Eusapia et qu’une troisième main me caresse la figure. Tout aussi impossible que lorsque Guzik a les mains enchaînées et que 2 chaises, à 1m75 de distance, passent par-dessus la tête des assistants et viennent se poser sur la table.
Ces douteux aveux d’Eva, comme ces douteux aveux des sœurs Fox, sont déplorables. Mais quelle confiance accorder à des médiums ? Je suis stupéfait de voir M. Delmas ajouter une foi aveugle à leurs dires ! Leur fragilité mentale, leur mythomanie, leur tendance à la fourberie, leurs facilités à la suggestion, doivent nous faire reconnaître qu’il s’agit d’êtres dont la parole ne compte pas, aussi bien quand ils affirment qu’ils sont sincères, que lorsqu’ils affirment qu’ils sont des fourbes[[Rappellerai-je l’axiome de droit : Nemini creditur infamium suam confitenti.]].
Voilà pourquoi nous prenons tant de précautions.
M. Delmas, qui insiste sur la débilité mentale des médiums (et il y a plus de raisons d’en parler que de la débilité mentale des observateurs), devrait être le dernier à se servir des témoignages sans preuves, qu’ils apportent après coup et à regarder leurs dénégations comme des preuves irrésistibles tandis que leurs affirmations ne comptent pas.
D’autant plus que plus tard, dans d’autres expériences, faites par moi à Paris en 1909, puis par Mme Bisson en 1913 et 1919, les expériences ont été d’une rigueur absolue… Je ne peux pas revenir ici sur ce que j’ai dit si nettement dans mon livre.
Allons plus loin encore. Supposons qu’Eva m’ait trompé. Supposons que le cocher voleur n’ait pas abusé de la candeur du Dr Rouby. Est-ce que toute la métapsychique objective repose sur mon témoignage ? Et je ne parle ni du général Noël, commandant de l’artillerie à Alger, ni de M. Demadri, capitaine de vaisseau, ni du Dr Decréquy, ni de Gabriel Delanne. Admettons que le témoignage de ces hommes probes et instruits soit, autant que le mien, nul vis-à-vis du cocher Areski et de la cuisinière Marie, en quoi les soi-disant supercheries de la villa Carmen infirment-elles la métapsychique tout entière ? Faire dépendre de ma soi-disant stupidité l’œuvre de quarante savants illustres poursuivie pendant quarante ans en tout pays, c’est attribuer à mon humble personnalité une importance ridiculement exagérée.
Tout de même M. Delmas a dû soupçonner que les aveux ( ?) d’Eva étaient impuissants à effacer mes études méthodiques prolongées, et surtout les dix années pendant lesquelles Mme Bisson, Schrenk Notzing, Geley, le Dr Bourbon et d’autres ont analysé avec un soin extrême les phénomènes produits par Eva[[Il y a eu des photographies, et même des cinématographies. Le luxe des contrôles rigoureux n’a pas été moindre que pour Eusapia, et cela pendant quatre années devant divers savants de tous pays. Dans un cas, il y a même eu simultanément 7 photographies (stréréoscopiques ou non) qui ont été prises.]]. De même qu’il admettait pour Eusapia comme explication unique l’hypothèse (enfantine) d’une substitution de mains ; de même il admet pour Eva l’hypothèse (enfantine) d’une excrétion salivaire. « Il eût fallu, dit-il, faire l’expérience (de contrôle) en laissant arriver et couler lentement sur les feuilles illustrées des placards de suc gastrique et de salive bien brassés ».
Salive et suc gastrique ! quelle explication lumineuse ! Comme alors tout devient simple ! C’est le suc gastrique et la salive d’Eva (pourquoi pas le suc pancréatique aussi ?) qui ont tout fait. De sorte qu’il faut supposer à Eva une physiologie toute spéciale, sécrétion d’un suc gastrique et d’une salive capables de former des mains, des images, en se brassant habilement !

V

Je pourrais prolonger cette discussion, montrer que M. Delmas a supprimé le détail des contrôles institués, qu’il raisonne comme si une expérience négative valait cent expériences positives, alors que le contraire est évident. Tout cela est sans intérêt, puisque les faits importent seuls, et qu’il convient, comme je l’ai dit formellement, de faire de nouvelles expériences.
J’ai écrit, en effet, une phrase que M. Delmas me fait l’honneur de reproduire comme conclusion de son article, et à laquelle je ne veux rien changer.
« Puisque la preuve de plusieurs phénomènes de la métapsychique objective (mais non de tous) n’est pas suffisante, il faut reprendre ab ovo toute l’expérimentation. Faisons comme le grand Descartes, table rase de tout ce qui a été dit et écrit jusqu’ici. »
Soit ! Absolument oui. Mais à trois conditions :
La première, c’est qu’on n’introduira pas pour juger cette question scientifique des baladins[[Je prends le mot dans le sens professionnel, sans lui attribuer un sens péjoratif quelconque.]] comme Dickson, le professeur Dickson. Je n’admettrais pas le professeur Dickson dans mon laboratoire pour qu’il jugeât comment je fais un dosage chimique, ou une mesure électrique. Pourquoi l’admettrais-je davantage quand il s’agit de phénomènes physiologiques plus difficiles qu’un dosage chimique et qu’une mesure électrique ?
La seconde condition, c’est que l’expérimentation sera poursuivie longtemps, sans hostilité, sans idée préconçue, en tenant copte de l’état psychologique du médium, en ne lui déclarant pas, par avance, qu’il est un fourbe et un escroc. Bien entendu il faudra multiplier les contrôles, les liens, les fouilles, les mesures ; mais, dès que ces contrôles sévères, extrêmement sévères, auront été réalisés, il faudra accepter les résultats quels qu’ils soient, sans exiger chaque fois un contrôle différent, lequel remet tout en question.
En tout cas, il ne faudra jamais se contenter de quelques expériences, négatives ou positives, ni expérimenter avec un seul médium.
Que l’on réunisse ces commissions, c’est très bien ; j’en serai fort heureux, mais je n’y prendrai aucune part. Car sur ce point je me sépare formellement de mes amis Geley, Schrenck-Notzing, Marcel Prévost, Leclainche, Sudre. Je ne me soucie nullement des commissions de contrôle. Je ne tiens pas du tout à convaincre ceux qui, d’avance, ne veulent pas être convaincus. Il ne s’agit pas d’une religion à propager, d’un parti politique à soutenir, d’une entreprise industrielle à faire fructifier. Non et non ! Nous évoluons dans une autre sphère, plus haute. Nous sommes dans la région sereine de la science ; et les convictions de la foule, – ou même de l’élite, – sont indépendantes de la vérité.
La vérité, en dépit de toutes les argumentations, se fera jour tôt ou tard.
Ici, en vérité, je manque totalement de modestie, tout autant que M. Delmas. Je prétends être en état de juger, sans aucun secours étranger, sans aucune entrave étrangère. Je ne tiens pas à entraîner les journalistes ou même à convaincre mes savants confrères, mais je tiens énormément à me convaincre moi-même.
Donc, si j’ai dit que la preuve de plusieurs phénomènes de la métapsychique objective n’était pas suffisante, ce n’est pas du tout à cause des critiques (non existantes) des uns et des autres, mais c’est parce qu’à mes yeux certaines preuves n’étaient pas suffisantes. Je l’ai dit, et je ne crains pas de le répéter. Sur maints points j’hésite, et, pour triompher de mes hésitations, il me faut des expériences nouvelles. Je le proclame. Mais je n’ai besoin de personne pour m’assister.
Qu’on me croie, ou qu’on ne me croie pas, il ne m’en chaut guère.
Et je laisserai sans insister davantage, les discussions, les polémiques, les argumentations (pro aut contra) suivre leur cours. Je n’ai aucune velléité de prosélytisme : ma propre conviction me suffira. Or je ne suis pas convaincu de tous les faits de la Métapsychique objective. Beaucoup de ces faits me paraissent démontrés. Ceux-là, je n’ai pas le désir de les reprendre, mais je voudrais étudier les autres.
Ce qui importe, ce n’est pas d’amener à mon opinion M. Delmas et les médecins aliénistes, c’est de préciser les conditions dans lesquelles les faits peuvent se manifester ; c’est de leur donner une base solide, et surtout, ce qui est le but suprême de la science, d’établir des vérités nouvelles, qui sans doute vont ouvrir des horizons nouveaux, au lieu de piétiner infructueusement dans le même sillon, dans la même ornière.
Donc, je ne veux pas perdre mon temps à étudier (plus que je ne l’ai fait), les substitutions de mains, les brassages de suc gastrique et de salive, les aveux des médiums, j’expérimenterai – si l’occasion s’en présente – avec les médiums à effets objectifs afin de savoir si je ne découvrirai pas soit quelque supercherie ingénieuse et inédite, soit quelque phénomène imprévu qui éclairera les faits acquis, et cela sans prendre soin d’entraîner une autre adhésion que la mienne.