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Frederic Myers, un modèle rationnel de la psyché peut-il autoriser l’hypothèse de la survie ?

Frederic Myers, un modèle rationnel de la psyché peut-il autoriser l’hypothèse de la survie ?

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Frederic Myers, un modèle rationnel de la psyché peut-il autoriser l’hypothèse de la survie ?

Par Miriam Gablier

 

 

S’intéresser à l’œuvre de Frederic William Henry Myers (1843-1901), c’est s’intéresser à la fertilité des recherches psychiques de la deuxième moitié du XIXe siècle. L’enjeu majeur à l’époque, c’est de se débarrasser de toutes conceptions théologiques, à commencer par la notion d’âme, afin d’élaborer de nouveaux modèles rationnels de la psyché. « Pour la première fois, l’homme occidental observe ses abysses, indépendamment des présupposés de la théologie [1]», précise le sociologue Bertrand Méheust.

 

Le mot d’ordre est ainsi de naturaliser le psychisme humain. Ces recherches sont du coup, marquées par un intense effort de frontiérisation du champ psychique, sur fond de débats philosophique entre spiritualisme et naturalisme. « La psychologie est au XIXe siècle la science de l’âme. Elle est tout d’abord promue par les courants spiritualistes. Au tournant du XXe siècle, nous voyons une mutation du sens du terme “psychologie”. Une nouvelle génération de chercheurs, qui veulent rendre leur domaine de recherche plus scientifique, créé une psychologie physiologique ou expérimentale [2]», indique le psychologue Renaud Evrard.

 

Or, entre interprétation spiritualiste et explication physiologique, certains protagonistes se demandent si une autre posture, rationnelle mais non réductionniste, peut être envisagée. En effet, les phénomènes psychique hors-norme, constatés par les magnétiseurs depuis plus d’un siècle déjà, peuvent-ils être réduits à quelques anomalies physiologiques ? Ne viennent-ils pas confronter le paradigme matérialiste et en cela, nous inviter à élaborer d’autres scénarios ? Frederic W.H. Myers est de ces chercheurs qui vont explorer cette nouvelle voie. Ses investigations contribueront à la naissance de la métapsychique, mais aussi à celle de la psychologie car il fut à l’époque, un penseur respecté par de grands pionniers académiques.

 

Des enjeux rationnels

La notion de « Conscience », telle que nous l’entendons aujourd’hui, émerge véritablement au XVIIe siècle. Elle apparait comme une suite logique des réflexions humanistes dont l’objectif est de placer l’humanité au centre de ses réflexions. En cela, les penseurs sont amené à devoir nommer l’activité consciente de l’être humain. Cette notion apparait tout d’abord sous la forme du Cogito de René Descartes, puis chez d’autres philosophes tels que John Locke, Baruch Spinoza, Gottfried Leibniz au XVIIe et XVIIIe siècles. Il est donc question de conceptualiser l’intériorité humaine avec un nouveau regard. La montée en puissance de la science et la remise en question des dogmes religieux rendent ensuite nécessaire de penser cette intériorité humaine d’une manière qui ne soit pas théologique, mais rationnelle et scientifique. C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle, nous commençons à la penser d’une manière… psychique.

 

Des recherches psychiques d’un nouvel ordre commencent ainsi avant la révolution française, notamment en France, avec les investigations sur le magnétisme animal d’Anton Mesmer. Elles sont rapidement complétées et grandement enrichies, par celles sur le sommeil somnambulique du marquis de Puységur, qui débutent en 1784. De nombreux aristocrates ou médecins se passionnent alors pour l’étude des différentes manifestations de la psyché et cette ferveur se répand en Europe et dans le monde. Ces investigations rebondissent ensuite dans les années 1840 avec l’étude de l’hypnose par James Braid en Angleterre, puis Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière, Ambroise-Auguste Liébeault et Hippolyte Bernheim à Nancy. Et tout cet ensemble d’investigations empiriques et de réflexions rationnelles, donne naissance au cours du XIXe siècle aux premiers modèles psychiques. « L’expérience accumulée par plusieurs générations de magnétiseurs puis d’hypnotiseurs aboutit au lent développement d’un système cohérent de psychiatrie dynamique [3]», atteste le psychiatre Henri Ellenberger. Et c’est là que Frederic Myers entre en scène. Il arrive au moment où les premiers modèles rationnels de la psyché humaine commencent à apparaitre.

 

Myers est tout d’abord un homme de lettre, d’influence chrétienne et un helléniste, extrêmement cultivé, qui est très au fait de la littérature psychique. C’est notamment lui qui attire l’attention de ses collègues anglais sur le travail de Charcot, Janet, Bernheim, Breuer et qui introduit Freud en personne dans les cercles intellectuels britanniques. C’est également un grand enquêteur puisqu’il compte parmi les fondateurs de la Société de Recherche Psychique (SPR) et participe activement à ses recherches empiriques. Surtout, c’est un penseur exceptionnel. Son modèle du Moi Subliminal, émerge en parallèle du concept de subconscient de Pierre Janet et précède la vision de l’inconscient de Sigmund Freud. Myers répond ainsi aux mêmes questions que les plus grands pionniers de son époque. Or, bien que le travail de Myers ait été amplement reconnu dans son temps, il ne sera que très peu relayé dans le champ de la psychologie académique et pratiquement oublié par la suite. Pourquoi ?

 

Un penseur audacieux

« Myers était respecté par pratiquement tous les éminents psychologues de son temps, qui accordaient beaucoup de valeur à son travail. Il a collaboré avec Janet sur des enquêtes psychologiques. Il connaissait Charcot et Bernheim et avait été témoin d’expériences à la Salpêtrière et à l’Hôpital de Nancy. Il avait rendu visite à Liébeault et observé ses techniques hypnotiques. Il était l’ami de Charles Richet, de Théodore Flournoy et de William James et connaissait Alfred Binet et Charles Féré. Pourtant l’homme que Flournoy appelait « Une des personnalités les plus remarquables de notre temps dans le domaine des sciences mentales (1911, p.48) » est aujourd’hui pratiquement inconnu du domaine de la psychologie [4]», précise Adam Crabtree, expert des sciences psychiques. Une des raisons de cet oubli, voire de cette omission, est que Myers a élaboré sa pensée depuis un angle bien particulier.

 

Myers, fils d’un révérend, commence à lire la Bible à l’âge de 4 ans. Très jeune, il se révèle être préoccupé par le sort de l’âme au-delà de la mort. Toutefois, il est par la suite amené à faire partie de cette frange de jeunes gens qui, bien qu’éduqués dans la chrétienté et bien qu’étant habités par les valeurs qu’elle véhicule, commencent à porter un regard critique sur le dogme religieux. Mais – et ce point est crucial -, ils font cela tout en essayant de maintenir ouvertes les questions habituellement traitées par la théologie. C’est-à-dire que ces jeunes chercheurs récusent le corpus théologique mais  refusent également d’adopter la posture pleinement matérialiste portée par le monde académique de l’époque. Ils souhaitent ouvrir un nouvel espace de réflexion.

 

Ils choisissent alors d’utiliser la science pour examiner les phénomènes liés au mysticisme : états d’extase et miracles bien sûr, médiumnité et apparitions, phénomènes qui seront appelés par la suite télépathie (par Myers, justement), voyance, précognition, psychokinèse. Pourquoi ne pas étudier ces anomalies empiriquement et rationnellement, plutôt que de les balayer d’un revers de la main au nom d’une science matérialiste ? Et s’il était possible que ces manifestations aient quelque chose à nous apprendre sur la nature de la réalité ? « Tous croient en la science et privilégient l’approche rationnelle. (…) Tous ont le vif sentiment de l’inachèvement des sciences, de l’excès du réel sur la connaissance, et sont animés par la conviction qu’une révolution de la pensée est en marche [5] », indique Bertrand Méheust.

 

Et ce qui rend légitime leur démarche, c’est qu’au moins depuis 1784, les magnétiseurs puis les hypnotiseurs, recensent de manière rationnelle justement, un grand nombre de phénomènes hors-normes : transmission de pensées, vision à distance, vision du futur ou du passé, sortie hors du corps, matérialisation, etc. Et comme dès 1853, l’Europe se prend d’un engouement pour le spiritualisme américain – qui devient le spiritisme, sous la plume d’Allan Kardec -, Myers et cette frange de jeunes chercheurs sont, dans leur actualité, confrontés à une vogue médiumnique. Certains sujets se disent capables de communiquer avec des esprits et de produire des phénomènes physiques hors-normes. Ainsi, sur le terrain, d’étranges phénomènes, qui semblent relever de lois physiques et psychiques encore inconnues, semblent se produire. Le père de la psychologie américaine William James, qui sera de la partie, s’exclame à ce propos : « Quel grand scandale scientifique ce serait de laisser tant d’expériences humaines risquer un sort incertain entre, d’une part, la crédulité, et, d’autre part, la négation dogmatique généralisée. [6]» Ces pionniers inaugurent alors un nouveau champ scientifique : la métapsychique, qui donnera naissance à la parapsychologie. Et en posant un nouveau regard sur le « merveilleux », ils se font les gardiens d’une réflexion intellectuelle d’une qualité rare, novatrice et puissante.

 

Dès lors, Myers pourrait être rangé du côté des grands penseurs de la psychologie, puisque il a proposé un modèle psychique. Toutefois, il est plutôt rangé du côté des parapsychologues, car son modèle a été élaboré à partir de l’idée qu’il faut inclure, et non d’exclure, les phénomènes merveilleux ou mystiques dans l’étude de la psyché. Ainsi, la richesse du modèle de Myers est qu’il couvre tout le spectre des manifestations psychiques. « Myers est le premier à avoir établi un modèle psychologique qui accorde une place à toutes les données de l’expérience humaine, du plus commun au plus sublime [7]», précise Crabtree. Néanmoins, c’est en partie pour cela que sa pensée n’a pas été retenue dans le champ de la psychologie académique, dont les choix idéologiques prohibent de telles possibilités.

 

La SPR, une exploration aux frontières de la psyché

Myers est un enfant sensible qui devient un jeune homme romantique et passionné. Au-delà de son éducation religieuse, son père lui transmet le goût de la littérature et notamment des auteurs Grecs. Une influence Platonicienne sur sa pensée est à souligner ici. Il gagne de nombreux concours de poésie ou de littérature, dont certains prix nationaux, fait des études de lettres classiques au Trinity College de l’université de Cambridge, et devient conférencier et encadrant dans ce même collège. Pendant un temps, il s’éloigne de sa passion pour la culture grecque, afin de s’engager d’avantage dans l’étude du christianisme. Néanmoins il en revient, notamment au fil de discussions avec son ami, et en quelque sorte mentor, Henry Sidgwick – un philosophe de 5 ans son ainé. Tous deux questionnent le dogme chrétien.

 

En 1875, Myers devient inspecteur des écoles, un poste qu’il garde jusqu’à la fin de sa carrière. Autre événement important : à partir de 1871, Myers tombe amoureux d’Annie Marshal, la femme de son cousin. Cette idylle impossible connait une fin dramatique : en septembre 1876, suite à l’internement de son mari dépressif, Annie se suicide en se noyant dans un lac. Myers est bouleversé par cette perte, dont il ne se remettra jamais véritablement. En 1880, il se résout à se marier avec Eveleen Tennant, avec qui il aura 3 enfants. Cependant, il reste secrètement amoureux d’Annie toute sa vie et cherche des signes de sa survie dans ses séances avec les médiums. Certains diront que cet amour fantasmé a été un des moteurs de son besoin de laisser ouverte la possibilité d’une survie de « quelque chose » dans son modèle du Moi subliminal.

 

Du côté de la recherche justement, voilà comment les choses se sont déroulées. Un soir, sous un ciel étoilé, Myers demande à Sidgwick s’il pense qu’il y a encore une chance de découvrir quelque chose sur le monde invisible, là où les grandes traditions, les religions, la métaphysique ont échouées. Sidgwick répond d’une manière calme et comme s’il y avait déjà réfléchi, que selon lui il y a une lueur d’espoir. Avec un groupe d’autres jeunes enthousiastes tels que Edmund Gurney, Lord et Lady Rayleigh, ils se mettent à étudier les médiums spirites. D’illustres scientifiques, tels que William Crookes ou Alfred Russell Wallace, les avaient déjà précédés dans cette envie d’étudier scientifiquement les phénomènes spirites.

 

Toujours est-il que pendant la décennie qui suit le « groupe Sidgwick », tel qu’il est souvent appelé, enquête sur le terrain en étant entrainés par l’enthousiasme de Myers. Mais sans grand succès. Ils passent des heures interminables dans des séances spirites pour trop souvent se rendre compte que les phénomènes dont ils sont témoins résultent d’actes de fraude en tout genre. Il semblerait que, si quelques médiums à effet physique tel que Daniel Dunglas Home, n’aient jamais été pris en flagrant délit de fraude et restent connus comme des sujets exceptionnels, la grande majorité des phénomènes physiques rencontrés sont le fruit de truanderies. Et alors qu’ils sont plutôt découragés, le Pr William Barrett, connu pour avoir publié de sérieux résultats en faveur de la transmission de pensée, lance le projet de rassembler des scientifiques et des spirites, sous la bannière d’une société savante dont l’objectif serait l’étude rationnelle des phénomènes hors-normes.

 

La Society for Psychical Research, appelée plus communément la SPR, est fondée le 20 février 1882. Elle a pour Président Henry Sidgwick. Des groupes de recherches par thèmes sont mis en place. A partir de juillet 1882, la société publie ses Proceedings et à partir de 1884, son Journal. En 1886, suite à quelques divergences de vues sur le statut des fantômes, la plupart des spirites quittent le navire. Le groupe Sidgwick, dont la visée est d’élaborer une étude rationnelle des phénomènes hors normes, se retrouve ainsi maitre à bord. Et ces chercheurs vont abattre une quantité de travail exceptionnelle. En 20 ans les membres de la SPR, mais surtout son noyau : les Sidgwicks, Myers, Gurney, Hodgson, Podmore, enquête sur le terrain et publie plus de 14 000 pages dans les Proceedings, le Journal et deux de leurs ouvrages phares. Le premier, publié en octobre 1886, s’intitule en français, Les hallucinations télépathiques. [8] Il est principalement écrit par Edmund Gurney, avec une introduction de Frederic Myers. Le deuxième, écrit par Myers et publié de manière posthume en 1903, s’intitule Personnalité humaine, sa survivance, ses manifestations supranormales[9]. Le groupe écrit également un grand nombre d’articles de presse et intervient dans les premiers grands congrès de psychologie : Paris en 1889, Londres en 1892, Munich en 1896, Paris en 1900.

 

La SPR passe de 150 membres en 1883 à 946 en 1900. Parmi eux se trouvent d’éminentes personnalités : un ex premier ministre, un futur premier ministre, huit scientifiques membres de la Royal Society, deux bishops, des écrivains tel que Lewis Caroll, et bien sûr un grand nombre de psychologues et de philosophes de renommée internationale. James, Freud, Jung, Flournoy, Richet, Flammarion, Bergson, Doyle seront membres de la SPR. La recherche psychique a véritablement passionné les esprits de l’époque.

 

La télépathie

Et parmi les grands débats, si ce n’est « le » grand débat se trouve la question de la télépathie. Le phénomène du transfert de pensée est étudié depuis la découverte du sommeil somnambulique, puis il est nommé « télépathie » par Frederic Myers, justement. La raison pour laquelle l’hypothèse de la télépathie est importante, c’est parce qu’elle propose une alternative majeure, une alternative rationnelle, à l’hypothèse des communications spirites avec les défunts. En effet les médiums communiquent-ils vraiment avec des esprits décédés ou des fantômes ? Ne sont-ils pas plutôt en train de lire dans les pensées des vivants ?

 

L’ouvrage Les hallucinations télépathiques, recense notamment 400 cas d’« apparitions » de personnes au moment de leur décès, à leurs proches. Ces apparitions posent donc la question d’une connexion psychique d’humain à humain. Pour faire court : ces apparitions résultent-elles vraiment de la présence des défunts ? Ne s’agit-il pas d’un transfert télépathique au moment du décès ? Un des arguments examinés est par exemple, que les fantômes apparaissent habillés, or, les habits ne peuvent devenir des fantômes. Ces visions semblent être plutôt le fruit d’une production psychique, ou tout du moins, des lois psychiques semblent intimement impliquées dans leur production. Dès lors, il s’agit de mieux comprendre quels sont les rouages de la dite télépathie. Les chercheurs se demandent par exemple, comment comprendre les apparitions collectives durant lesquelles tout le monde voit plus ou moins la même chose ? Doit-on parler de contagion télépathique ? Est-ce que la télépathie se fait de cerveau à cerveau ou via la projection d’une sorte de « force » dans un espace, que chacun va ensuite percevoir ? Par ailleurs, la SPR recense également des cas d’apparitions de personnes décédées depuis déjà un certain temps. Comment les interpréter ? Comment penser la télépathie en relation avec l’espace et le temps ?

 

Quoi qu’il en soit, les chercheurs finissent par accorder un rôle central à la télépathie et ainsi, à un phénomène psychique, dans l’explication des apparitions. Au-delà des données empiriques qui les amènent à penser cela, il semble que la tendance générale de l’époque, qui consistait à adopter une posture rationnelle et à s’éloigner des scénarios théologiques ou ésotériques – et donc de toute idée d’une survie de « quelque chose » -, ait pesé dans la balance. Le mot d’ordre restait, aussi pour la métapsychique et la parapsychologie qui sont des champs d’étude scientifiques, de réduire l’hypothèse de la survie, certes non pas à des loi matérialistes, mais au moins à des lois psychiques naturelles.

 

Au XXe siècle, l’examen de la télépathie engendre les notions de « perceptions extra-sensorielles », de « psi » et de « super psi ». Et la question qui est de savoir si l’évacuation de l’hypothèse de la survie est véritablement soutenue par les évidences empiriques, est encore débattue par certains chercheurs. Ne conviendrait-il pas de réexaminer les évidences depuis un nouveau cadre philosophique – qui permettrait de penseur qu’il se passe « quelque chose » au-delà de la mort sans pour autant retomber dans une explication théologique ou ésotérique ? Ne faudrait-il pas travailler sur l’élaboration d’un paradigme novateur qui permettrait de dégager des lois naturelles qui présideraient aux phénomènes spécifiquement liés à l’hypothèse de la survie ?

 

Le débat reste ouvert. Surtout qu’à l’époque, les membres du groupe Sidgwick n’étaient d’ailleurs pas tous d’accord sur le sujet. L’étude méthodique de la médium américaine Léonora Piper par Richard Hodgson, qui l’a examiné de près pendant des décennies, a par exemple, fait basculer certains membres vers l’acceptation qu’une portion de psychisme poursuit une forme d’existence au-delà de la mort. Et parmi ceux qui cherchaient à penser cette possibilité, se trouvait, Frederic Myers. « A la fin des années 1880, Myers commence à penser qu’un grand nombre de cas d’apparitions post-mortem s’expliquent mieux comme étant des manifestations d’une énergie personnelle persistante [10]», explique le psychologue Alan Gauld. Myers va alors produire un effort intellectuel intense afin d’élaborer un modèle rationnel capable de tolérer la survie d’une portion de psychisme.

 

Le modèle du Moi Subliminal

La théorie du Moi Subliminal de Myers est paru dans une série d’articles dans les Proceedings et fait l’objet du livre Personnalité humaine, sa survivance, ses manifestations supranormales. Myers, en plus d’être très au fait de la littérature psychique, est un chercheur de terrain. Pendant des décennies, il participe à un vaste nombre d’enquêtes empiriques sur la médiumnité, l’écriture automatique, le magnétisme, l’hypnose. Or, le constat que font tous les chercheurs depuis le Marquis de Puységur, est que lorsque les sujets entrent en transe, des personnalités très différentes de leur personnalité habituelle semblent se manifester à travers eux. Tous se sont donc posé la question de processus parallèles à la conscience vigile. Les premiers modèles mobilisent alors l’idée de personnalités multiples, non conscientes, qui apparaissent lorsque le sujet est magnétisé. L’autre constat régulièrement rapporté est que ces personnalités semblent parfois, bien plus intelligentes, bien plus instruites, bien plus sages que la personnalité habituelle. Elles semblent même par moment, douées de capacités extralucides. Les premiers modèles ont donc émis l’hypothèse de personnalités multiples dotées d’un « sens interne », ultra perceptif.

 

Myers élabore sa pensée à partir de ce corpus magnétique et de la littérature psychique de son temps, notamment l’œuvre de Pierre Janet. Janet cherche également à décrire un niveau psychique non conscient. Néanmoins, il le conçoit comme étant le résultat d’un processus pathologique. C’est-à-dire que pour Janet, ce qui est non conscient et qui se manifeste parfois chez le sujet, est le résultat d’une désintégration de la conscience. Notre conscience, lorsqu’elle se désintègre « perd » en quelque sorte, des bouts d’elle-même qui sont relégué dans le subconscient. Et ces bouts désintégrés forment des personnalités secondaires.

 

Myers pense que Janet se trompe en ayant seulement une vision pathologique de la strate subconsciente. Il le critique pour avoir pensé que la conscience empirique, vigile, est supérieure et plus saine que les strates submergées non-conscientes. Pour Myers, ce qui est non conscient n’est pas que pathologique. « Pour lui, suffisamment d’évidences solides montrent que des états de conscience autres que celui de la conscience vigile, sont supérieurs de bien des façons. Ces états font parfois preuve d’une mémoire accrue, de valeurs morales plus élevées, d’un plus grand contrôle physiologique, et de capacités paranormales (Myers 1886a, 1887b). Ainsi, en contradiction directe avec Janet, il refuse catégoriquement de voir ces pouvoirs élevés comme des manifestations d’une dégénération mentale  [11]», poursuit Adam Crabtree.

 

Ainsi, Myers pense que la strate non consciente est constituée de différents flux de conscience – une notion qu’il emprunte à James –, et de différentes chaines de mémoire, qui constituent à partir d’un certain degré de maturation ou de complexité, des personnalités. Myers considère donc l’être humain comme étant à la fois profondément unifié dans son continuum de conscience mais incroyablement composite dans le contenu de cette conscience. « Notre conscience habituelle ou empirique pourrait consister en une simple sélection parmi une multitude de pensées et de sensations, dont certaines seraient au moins autant conscientes que celles que nous connaissons empiriquement. Je n’accorde aucune primauté à ma personnalité empirique et vigile, sauf que parmi mes personnalités potentielles, elle se révèle être celle qui est la plus adaptée à gérer ma vie quotidienne [12]», écrit Myers.

 

Le Moi Subliminal est cet ensemble de flux, de chaines et de personnalités. C’est un ensemble psychique non conscient, qui pour Myers est beaucoup plus large que juste les résidus d’une désintégration pathologique de la conscience vigile. En effet, pour lui, il y a tout autant de l’or que des détritus dans le Moi subliminal : « le spectre de la conscience (…) du Moi subliminal s’étend indéfiniment en ses deux extrémités [13]», précise-t-il. Il voit alors le Moi Subliminal comme une sorte de réservoir psychique, dont notre personnalité empirique ne serait qu’une infime partie. Le Moi Subliminal serait également bien plus vaste que notre corps physique. Pour le dire autrement : nous serions psychiquement plus étendus que nos limites physiologiques. Cela implique que notre conscience ne serait pas réductible à son support biologique. Autre point important, Myers conçoit le Moi Subliminal comme un ensemble naturel et essentiel au fonctionnement de la psyché. « La conscience subliminale, loin d’être le symptôme d’une dégénération et d’une désintégration, comme le supposait Janet, pourrait en fait être évolutive et constituer la partie la plus fondamentale de la personnalité [14]», complète Alan Gauld.

 

Ce que ce modèle indique du coup, c’est que notre conscience vigile pourrait, dans certaines circonstances, recevoir des informations utiles, heuristiques et extralucides depuis ce réservoir psychique plus vaste qu’elle. C’est ce qui arriverait notamment aux mystiques et aux voyants : lorsque le seuil de leur conscience vigile serait abaissé, de nouveaux flux d’informations deviendraient accessibles pour eux depuis ce champ subliminal plus vaste. Ainsi, un génie serait quelqu’un qui entre en contact avec un flux de conscience enrichie, et un médium quelqu’un qui serait influencé par un autre Moi Subliminal. Car en effet, Myers précise que le Moi Subliminal pourrait survivre à la mort du corps physique, puisque ce dernier ne serait qu’un pied à terre pour une partie de cet ensemble plus vaste.

 

Les théories de Myers ont influencées un grand nombre de penseurs, à commencer par Carl Gustav Jung. Jung était lui-même membre de la SPR et connaissait l’œuvre de l’illustre chercheur. Sa conception d’un inconscient collectif, structuré par des symboles et des archétypes, émerge en partie du concept de Moi Subliminal.

 

Un principe unificateur ?

Il est important de préciser que Myers ne voyait pas le Moi Subliminal comme un principe psychique unificateur. En tant que vaste réservoir psychique non conscient, le Moi Subliminal n’est pas de la même nature que le principe qui unit le continuum de la conscience. « Le Moi Subliminal ne peut être l’équivalant de « l’âme » car il n’est pas de lui-même unifié [15]», précise Alan Gauld.

 

Myers indique alors qu’il doit y avoir quelque chose qui s’apparente à un principe unificateur. Néanmoins il ne décrit ni sa nature, ni la façon dont il agirait sur le Moi Subliminal et sur le corps physique. Il précise juste que la notion traditionnelle d’« âme » pourrait correspondre à ce principe unificateur, qu’il convient dorénavant de penser de manière psychique. « Nous pourrions imaginer quelque chose qui soit analogue à une force de cohésion et qui opérerait dans le contexte psychique de la personnalité humaine [16]», écrit-t-il. Soulignons enfin, qu’étant issu d’une culture judéo-chrétienne et étant influencé par la pensée de Platon et de nombreux auteurs néo-platoniciens, Myers indique que : « Ma propre conviction est que nous possédons – nous pourrions presque le prouver – une sorte d’âme, d’esprit, de Soi transcendantal.. qui survit probablement à la tombe [17]».

 

Myers s’est-il alors réellement dégagé de sa culture chrétienne et helléniste et de leurs présupposés ? N’a-t-il pas en quelque sorte réinventé la roue en remplaçant la notion théologique d’ « âme » avec son « principe unificateur » ? Est-il seulement possible de faire l’économie d’un « principe unificateur » ? Par ailleurs, sa posture dualiste, qui envisage que ce principe unificateur puisse survivre à la mort du corps physique, ne doit-elle pas être dépassée ? A l’heure d’aujourd’hui, un grand nombre de chercheurs s’intéresse d’avantage à des postures monistes, qui veulent que le corps et l’esprit soient deux facettes d’un principe plus englobant. Cela implique de revisiter la question de la survie de « quelque chose » au-delà de la mort du « corps » d’une manière radicalement différente.

 

Ce qui est certain est que la finesse, le courage et la pertinence de la pensée de Myers, a permis d’ouvrir un espace de réflexion essentiel, celui de chercher à savoir si nous pouvons envisager, de manière rationnelle et naturelle, qu’il se passe quelque chose au-delà de la mort. Cette question a traversé le XXe siècle et est encore travaillée par les chercheurs actuels. Et l’ouvrage collectif Irreducible Mind: Toward a Psychology for the 21st Century [18], dirigé par Emily et Edward Kelly et publié en 2009 indique que les concepts de Myers continuent d’être mobilisés par les chercheurs contemporains.

 

 

 

Bibliographie

Blum, Deborah. Ghost Hunters: William James and the Search for Scientific Proof of Life after Death. A Penguin Book. New York, NY: Penguin Books, 2007.

Braude, Stephen E. Immortal remains: the evidence for life after death. Lanham, Md: Rowman & Littlefield, 2003.

Crabtree, Adam. From Mesmer to Freud: magnetic sleep and the roots of psychological healing. New Haven: Yale University Press, 1993.

Ellenberger, Henri F, Joseph Feisthauer, et Olivier Husson. Histoire de la découverte de l’inconscient. Paris: Fayard, 2006.

Évrard Renaud, Entretien avec Miriam Gablier en vue de la parution de « Étudier scientifiquement le paranormal », Inexploré n° 43, juill.-sept. 2019.

Flournoy, Théodore. Esprits et Médiums: mélanges de métapsychique et de psychologie. Place of publication not identified: Hachette livre BNF, 2013.

Gauld, Alan. The founders of Psychical Research. New York, NY: Schocken Books, 1968.

Gurney, Edmund. Myers, Frederic, William, Henry. Podmore, Frank. Les hallucinations télépathiques (2e a édition revue). Place of publication not identified: Hachette Livre BNF, 2013.

Méheust, Bertrand. Somnambulisme et médiumnité, Tome 1, Le défi du magnétisme. La Découverte. Vol. 1. 2 vol. Les empêcheurs de tourner en rond. Paris, 2014.

Myers, F.W.H.(1885). Human personality in the light of hypnotic suggestion. Proceedings of the Society for Psychical Research 4, 1-24.

Myers, Frederic, William, Henry. Personnalité humaine, sa survivance, ses manifestations supranormales. Hachette livre BNF, 2013.

Kelly, Edward F., Emily Williams Kelly, Adam Crabtree, Alan Gauld, Michael Grosso, et Bruce Greyson. Irreducible Mind: Toward a Psychology for the 21st Century. First paperback edition. Lanham Boulder New York Toronto Plymouth, UK: Rowman & Littlefield Publishers, Inc, 2010.

 

[1] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité, Le défi du magnétisme, Tome 1, Éditions La Découverte, 2014.

[2] Renaud Évrard, Entretien avec Miriam Gablier en vue de la parution de « Étudier scientifiquement le paranormal », Inexploré n° 43, juill.-sept. 2019.

[3] Henri Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, Éditions Fayard, 1994, p.139

[4] Crabtree, Adam. From Mesmer to Freud: magnetic sleep and the roots of psychological healing. New Haven: Yale University Press, 1993. p.327

[5] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité, Le défi du magnétisme, Tome 1, Éditions La Découverte, 2014. p.41-42

[6] James William, Études et réflexions d’un psychiste, Payot Éditeur, 1924.

[7] Crabtree, Adam. From Mesmer to Freud: magnetic sleep and the roots of psychological healing. New Haven: Yale University Press, 1993. p.328

[8] Gurney, Edmund. Myers, Frederic, William, Henry. Podmore, Frank. Les hallucinations télépathiques (2e a édition revue). Place of publication not identified: Hachette Livre BNF, 2013.

[9] Myers, Frederic, William, Henry. Personnalité humaine, sa survivance, ses manifestations supranormales. Place of publication not identified: Hachette livre BNF, 2013.

[10] Gauld, Alan. The founders of Psychical Research. New York, NY: Schocken Books, 1968. p.194

[11] Crabtree, Adam. From Mesmer to Freud: magnetic sleep and the roots of psychological healing. New Haven: Yale University Press, 1993. p.333

[12] Myers, Frederic, P.S.P.R. VII 1892, p.301

[13] Myers, Frederic, 1892a, p.306

[14] Gauld, Alan. The founders of Psychical Research. New York, NY: Schocken Books, 1968. p.288

[15] Gauld, Alan. The founders of Psychical Research. New York, NY: Schocken Books, 1968. p.295

[16] Myers, Frederic, William, Henry. Personnalité humaine, sa survivance, ses manifestations supranormales. Hachette livre BNF, 2013. p.34

[17] Myers, F.W.H.(1885). Human personality in the light of hypnotic suggestion. Proceedings of the Society for Psychical Research 4, 1-24.

[18] Kelly, Edward F., Emily Williams Kelly, Adam Crabtree, Alan Gauld, Michael Grosso, et Bruce Greyson. Irreducible Mind: Toward a Psychology for the 21st Century. First paperback edition. Lanham Boulder New York Toronto Plymouth, UK: Rowman & Littlefield Publishers, Inc, 2010.

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