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Epistémologiquement incorrect

Epistémologiquement incorrect

De 1837 à 1842 une polémique féroce met aux prises des savants renommés, divise l’Académie de médecine, tient, par presse interposée, le public parisien en haleine : une de ces passes d’arme typique du XIX° siècle, avec expériences contradictoires, débats publics, discours enflammés, coups bas, pamphlets et contre pamphlets. L’enjeu est perçu comme capital. Il s’agit de vérifier la réalité de la fameuse lucidité magnétique, à travers une de ses manifestations supposées, la lecture à travers les corps opaques. Voici, résumés à grands traits , les principaux moments de cette affaire.


La fillette d’une médecin de Montpellier, le docteur Pigeaire, était censée lire à travers les corps opaques quand elle était plongée dans l’état dit somnambulique. Comme l’Académie de médecine venait d’ouvrir un prix, le prix Burdin, qui proposait une somme coquette à celui ou celle qui se montrerait capable de ce prodige dans des conditions contrôlées, le médecin et sa fille Léonide montent à Paris pour rencontrer la commission. En attendant les expériences « officielles », des expérience « préparatoires » sont données dans un appartement parisien, devant des grands noms de la médecine, de la littérature et de la science, notamment Arago. Les procès-verbaux rédigés par le secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine montrent que l’on avait pris de minutieuses précautions pour éviter la supercherie, consciente ou inconsciente. Ces expériences sont couronnées de succès. Mais les membres de la commission officielle refusent de tenir compte de ces résultats, et ne parviennent pas à se mettre d’accord avec le père de la fillette, sur la nature du bandeau à employer. Pigeaire et sa fille rentrent à Montpellier sans que les expériences aient pu avoir lieu, et la presse le décrète vaincu par forfait. L’affaire aura des conséquences importantes puisqu’elle aboutira à la fermeture officielle de l’Académie de médecine au magnétisme animal [1].

Les protagonistes de l’affaire Pigeaire semblent s’être ingéniés à mettre en scène tout ce que l’anthropologie de 1995 prétend clouer au pilori. Leur goût de la polémique, leur fermeture intellectuelle, leur croisade pour la Raison, ou pour la réalité des pouvoirs magnétiques, leur objectivisme naïf, toutes ces attitudes ne sont-elles pas aujourd’hui stigmatisées par la majorité des chercheurs ? Et ne font-elles pas ressortir, par contraste, l’ouverture, la tolérance, le climat pacifié qui caractérise notre univers intellectuel ? Ces réactions, je les ai constatées à maintes reprises à la suite de la relation que j’ai donnée de l’affaire Pigeaire dans Ethnologie française. Elles sont significatives de ce que le scientisme fin de siècle se trouve promu aujourd’hui au rang de repoussoir d’une rationalité rénovée. Eh bien, au sortir d’une longue enquête sur l’histoire du magnétisme animal je me trouve au regret de devoir égratigner ce tableau complaisant. Il ne s’agit évidemment pas de réhabiliter le scientisme et de disculper les Dubois d’Amiens. Ce que je veux montrer, c’est que si l’on compare les attitudes du siècle passé, et celles qui prévalent aujourd’hui, et cela sur un sujet aussi sensible et aussi révélateur que la question métapsychique, on arrive à ce constat perturbant qu’à bien des égards, et tout bien pesé, notre univers intellectuel est plus fermé que celui du scientisme fin de siècle. Ce qui masque cette vérité déplaisante, c’est la nature de cette fermeture. Au XIX° siècle, l’affaire Pigeaire en témoigne, les questions interdites étaient étalées sur la place publique ; elles étaient prohibées par des décrets officiels, et à l’issue de polémiques spectaculaires qui permettaient au moins à chacun de s’exprimer. Elles sont aujourd’hui circonvenues et neutralisées par des procédés insidieux d’autant plus efficaces qu’ils sont silencieux et impersonnels. Il n’y a plus besoin de voyantes commissions officielles : le problême est traité en amont. La sophistication des moyens de filtrage dont dispose aujourd’hui l’institution, et la subtilité des discours déployés pour couvrir cette opération, sont sans commune mesure avec ce que le passé polémique du siècle dernier a pu mettre en place [2]. Ce dispositif de filtrage, gouverné en sous-main par un scientisme sophistiqué et modernisé ne s’avouant plus comme tel, suffit d’ailleurs à lui seul à expliquer pourquoi les polémiques d’antan choquent tant les moeurs épistémologiques policées de 1995 : quand tous les contradicteurs potentiels sont retenus à l’extérieur de l’Institution, quand les sujets de mauvais aloi et les véritables thèmes de discorde sont systématiquement éliminés, il est inévitable que l’on ne se retrouve plus qu’entre gens de bonne compagnie! Tout se passe en fait comme si nous assistions à la mise en place progressive d’une pensée « épistémologiquement correcte », d’une « pensée unique », d’un « consensus mou », renforcés par l’appareil bureaucratique de plus en plus compliqué qui gère la recherche et les carrières. Une évolution voisine affecterait ainsi simultanément l’anthropologie, le politique et le social, ce qui, on en conviendra, n’est pas fait pour surprendre.

De telles affirmations sont graves, et si nous les risquons c’est qu’un ensemble massif de faits vient les étayer. Ce que montre en effet la mise en perspective historique de la question métapsychique, c’est l’étanchéité sans cesse croissante du dispositif de sécurité qui s’est peu à peu mis en place autour des phénomènes dits paranormaux depuis la Seconde Guerre mondiale. L’institution est devenue totalement hermétique à toute approche frontale de ces questions. Or il est frappant de constater que, contrairement aux idées reçues, contrairement à ce que pourrait par exemple laisser penser une lecture superficielle de l’affaire Pigeaire, le scientisme fin de siècle , malgré son dogmatisme affiché, n’avait pas cru devoir se doter d’un tel dispositif, ou bien n’était pas parvenu à le mettre en place. Les scientistes et les positivistes du XIX° aimaient certes la polémique et la tolérance n’était pas leur fort ; mais ils avaient au moins cette qualité (ou, si l’on préfère, cette faiblesse) qu’ils reconnaissaient l’existence de leurs contradicteurs, les nommaient et les laissaient s’exprimer. L’acharnement même qu’ils mettaient à les combattre et à disqualifier le paranormal le valorisait, le désignait comme un objet digne d’être pensé et combattu. S’ils polémiquaient, c’est que quelque part il y avait débat. Et s’il y avait débat, c’est 1) que l’objet était reconnu comme porteur d’un enjeu important; 2) que l’on se livrait un peu partout en France et dans le monde à de nombreuses expériences susceptibles d’alimenter les discussions;3) que l’on pouvait s’exprimer, publier, non pas dans des feuilles populaires, mais dans les meilleures revues et 4) que, de ce fait, les débats et/ou les polémiques en question se déroulaient entre pairs. L’affaire Pigeaire est la preuve par neuf de ce que j’avance. Elle montre certes des détracteurs acharnés et prêts à tout pour faire triompher leur cause, mais aussi une Académie divisée, et des médecins renommés n’hésitant pas à montrer au créneau pour expérimenter sur un phénomène aussi peu recommandable que la lucidité somnambulique, et pour faire valoir l’intérêt heuristique de telles expériences. L’équivalent serait impossible aujourd’hui : le Pigeaire de 1995 (il en existe) serait seul, déconsidéré, écrasé, sans alliés académiques; on lui couperait les crédits, il n’aurait pas accès aux revues savantes, ne pourrait, au mieux, publier que dans V.S.D, et déboucher chez Dechavanne. Or ce qui frappe le plus le chercheur qui se plonge dans la littérature savante de la fin du XIX° siècle après avoir laissé au vestiaire les présupposés courants, c’est, indépendamment des thèses exprimées par les uns et les autres sur la nature, l’existence ou la non existence des phénomènes paranormaux, le fait même que de telles discussions aient pu se dérouler dans les revues les plus prestigieuses, et particulièrement dans la Revue philosophique; c’est aussi la fréquence de ces articles et de ces livres , dont le nombre augmente à mesure que l’on s’approche de la fin du siècle, pour culminer dans la dernière décennie; c’est enfin la tenue des textes et la qualité des signataires, qui s’appellaient vers 1830 Cloquet, Georget, Husson, Itard, Rostan, etc. et vers 19OO d’Arsonval, Aksakoff, Balfour, Beaunis, Bergson, Boirac, Boutroux, Crookes, Curie ( Pierre et Marie), Mac Dougall, Dessoir, Driesch, Flammarion, Fouillée, Gurney, Guyau, Héricourt, Jaurès, James, Janet, Joire, Lang, Liébault, Liégeois, Lodge, Lombroso, Magnin, Marillier, Maxwell, Morselli, Myers, Podmore, Ochorowicz, Richet, Leroy, von Schrenck-Notzing,Vaschide, Wallace, etc. Le contaste est stupéfiant, entre l’engouement manifesté à la fin du siècle par une partie de l’élite pour la métapsychique, et l’indifférence ou le mépris qui sont de rigueur en France depuis la guerre. Pour retrouver l’équivalent, il faudrait qu’Augé, Atlan, Barthes, Bourdieu, Changeux, Deleuze, Derrida, Foucault, Gauchet, Lacan, Levi-Strauss, Morin, Ricoeur, Sartre, Sollers, etc. débattent ou aient débattu de questions analogues dans l’Homme, la Revue de métaphysique et de morale, Diogène, la Revue de synthèse, etc. Or, il faut bien l’avouer, la seule évocation d’un Derrida ou d’un Lacan traitant d’ectoplasmes fait sourire, ce qui suffit pour monter à quel point notre monde intellectuel a changé.

« Plus jamais ça »: telle semble bien être la leçon principale que l’institution a tirée de cette phase critique où la vague magnético-hynotico-spirito-métapsychique sembla sur le point de la submerger, et où la culture parut parfois sur le point de basculer. De fait, à partir, grosso modo, de 1930, la métapsychique a été peu à peu délogée des revues savantes où elle avait réussi à prendre pied, et tout a été mis en place pour qu’elle n’y pénètre plus. Le bilan de la situation française actuelle est facile à résumer: sur les questions dites paranormales il est désormais impossible d’ expérimenter et de publier, du moins sous une signature institutionnelle. Aucun laboratoire du CNRS, aucune université ne tolèrent que de tels travaux soient menés sous son égide. Les sources de financement sont taries. Les revues savantes sont à peu près totalement fermées à ceux qui voudraient aborder de façon frontale les questions paranormales [3], et ne s’entre-ouvrent qu’à ceux qui passent sous les fourches caudines, abordent ces thèmes sous des biais indirects obligés, et moyennant certaines proclamations et précautions rituelles.

Prenons l’exemple de la voyance. Tout discours sur ce thème doit, ou en tout cas devait il n’y a pas si longtemps, pour être accepté dans une revue haut de gamme, commencer par ce genre de préalable. « Ce n’est pas, il va de soi, pour l’anthropologue, le fait en lui-même de la voyance qui est intéressant; c’est… » Suivra ensuite ce que l’on voudra : la façon dont cette dernière est vécue par telle ou telle culture (pour l’ethnologue), le fait qu’elle respecte le travail du rêve tel que l’a décrit Freud (pour le psychanalyste), les « techniques de légitimation » employées (pour le sociologue); le discours que l’on tient à son sujet (pour l’ethnolinguiste), le système de croyances et de représentations auxquelles elle donne lieu (pour toutes les disciplines), et ainsi de suite. Ce recours exclusif aux approches indirectes est révélateur. Prises séparément, ces dernières sont évidemment légitimes. Le problème surgit lorsque l’on découvre que l’anthropologie du paranormal.est aujourd’hui exclusivement limitée à de telles approches. A force de ne s’intéresser qu’au « discours-sur », la sociologie des « parasciences »(terme lourd de présupposés et d’amalgames non analysés que personnellement je récuse) en est venue à priver de signification la question des faits, à la tenir pour accessoire et même pour dérisoire. Cette dernière serait dépassée, elle ressortirait à l’objectivisme naïf du XIX° siècle. Je tiens pour ma part que c’est encore là une façon de gérer l’interdit. L’anthropologue, en effet, est pris dans un double bind, une injonction contradictoire. Il sait bien que, sur le papier, rien ne doit lui demeurer étranger. Mais il sait aussi que cette question lui est fermée, car à l’aborder de façon frontale il risque de se trouver mis à l’écart de la communauté pensante. Aussi le discours sur les représentations apparaît-il comme le seul compromis possible entre ces exigences. Car c’est en effet une chose que de critiquer l’objectivisme naïf, et c’en est une autre que d’évacuer toute réalité autre que celle du discours. Il va de soi que toutes les approches de la voyance sont légitimes, mais à condition qu’elles ne finissent pas par masquer( qu’elles n’aient pas pour « but » de masquer?) la question centrale de sa réalité, et de ses implications pour notre image du monde.

L’auto-censure, enfin, parachève ce processus d’exclusion: je connais des chercheurs du C.R.N S. ou des universitaires qui confessent en privé un grand intérêt pour le paranormal, mais qui n’osent pas l’écrire de peur que leur carrière en pâtisse. Mais ce n’est pourtant pas là le plus grave. Le plus grave, c’est que le débat semble implicitement tenu pour inactuel et ringard, c’est qu’il a été en quelque sorte dévitalisé par les nouveaux centres d’intérêt, les façons de poser ou de déplacer les questions qui se sont succédées depuis la Libération à travers les ismes successifs. Laissons pour le moment entre parenthèses la question insondable de savoir si et jusqu’à quel point cette politique fut intentionnelle, ou si elle est la sommation inconsciente d’une foule de processus sociaux et culturels, parmi lesquels l’homogénéïsation et la bureaucratisation croissante de nos sociétés, la tyranie de la norme s’étendant sur la recherche, les nouveaux découpages des objets, les contraintes des carrières universitaires, l’influence des modes, l’intériorisation des interdits, etc., pour ne considérer que le résultat tangible, qui, lui, est incontestable: la métapsychique, comme objet de questionnement répertorié, est tout simplement sortie de l’horizon des intellectuels contemporains. Il suffit, pour s’en convaincre, de dépouiller la liste officielle des objets scientifiques répertoriés dans les commissions du C.N.R.S. Comme on dit aujourd’hui, cela ne « fait plus débat ». Implicitement, cette évolution est donnée comme un acquis de la pensée, comme le signe que la question métapsychique est à jamais derrière nous. J’y discerne, nous reviendrons sur ce point, l’intériorisation d’un interdit.

Disons le brutalement: la question des phénomènes paranormaux a été abandonnée au peuple. Il ne faut donc pas s’étonner si ce dernier en use de façon anarchique. Le résultat est que l’ on assiste à l’heure actuelle à la prolifération incontrôlée d’une littérature bas de gamme constituée par les débris des recherches du XIX°, eux-mêmes recombinés à une foule d’influences hétéroclites-un fatras qui n’a plus grand chose à voir avec la haute tenue des publications magnético-hypnotiques du XIX°. Toute une dimension de l’expérience vient ainsi s’échouer et se décomposer chez Dechavanne ou chez Pradel. On feint en haut lieu de s’indigner de cette prolifération de l’irrationnel dans les médias populaires, mais n’était-ce pas là le but recherché , ou, si l’on préfère, le résultat objectif, de l’opération ? J’ai toujours trouvé un peu forcée la thèse développée par Foucault selon laquelle la prison constituerait pour le pouvoir un repoussoir indispensable, en entretenant la délinquance qu’elle prétend combattre. Mais il me semble qu’en revanche elle s’ajuste parfaitement au problème qui nous concerne. Tout se passe comme si le Zeitgeist avait besoin, selon la formule que Foucault décoche contre l’institution pénitenciaire, de « mettre en place un illégalisme voyant  » [4]; comme si cette petite délinquance épistémologique, constituée par tout le fatras auquel je viens de faire allusion, lui permettait de justifier sa fermeture aux approches sérieuses du paranormal, et d’éviter que ne se reproduise la situation, de son point de vue périlleuse, qui s’installa à la fin du XIX° siècle. Que deviendrait l’argumentaire de l’Union rationaliste, sans l’émission Mystère, sans Madame Soleil, sans Dechavanne, sans les salons de la voyance? En effet, dans la bouillie en question, le paranormal est noyé, dévoyé, déconsidéré, il perd toute définition, tout son éventuel tranchant heuristique, et le tour est joué.

En écrivant ces lignes, je ne fais d’ailleurs que prolonger l’analyse des anciens théoriciens du magnétisme animal. Il se trouve que la situation désastreuse qui prévaut aujourd’hui est exactement celle qu’ils craignaient de voir s’installer; ces derniers, en effet, pensaient que si l’on refusait d’intégrer dans la pensée rationnelle haut de gamme les faits étranges du somnambulisme magnétique, comme eux s’efforçaient de le faire, on risquait de provoquer un retour de la superstition , de voir revenir les anges et les esprits, et d’aller ainsi au devant d’une situation incontrôlable.

« Ce n’est point en déclamant contre le merveilleux qu’on en détruit l’empire », écrivait ainsi Deleuze; « c’est en éclairant les hommes, c’est en leur montrant la cause de ce prétendu merveilleux qui frappe leur imagination(…). Si vous ôtez le somnambulisme, vous aurez les sorts, les cartes, la chiromancie, les songes, les prophéties de Nostradamus, etc.(…) En attaquant ces folies par le mépris, par le ridicule, et même par des mesures de police, on oblige ceux qui en sont entichés à s’en occuper mystérieusement et en silence, et c’est alors que les conséquences en sont funestes(…) Faut-il détourner les ruisseaux qui forment un fleuve dont on craint les innondations, lorsqu’il est facile de lui creuser un lit où ses eaux coulant paisiblement porteront dans la contrée les richesses du commerce?(…) Que des hommes instruits et bons logiciens étudient le magnétisme, et il prendra son rang parmi les autres sciences. Ce n’est point en le méprisant, en l’abandonnant au vulgaire qu’on atteindra ce but. [5] »

Non seulement ces lignes, qui datent de 1817, n’ont pas pris une ride; mais encore elles revêtent (hélas) un caractère prophétique; et l’on se prend à rêver que le discours standard tenu de nos jours par la sociologie sur le paranormal parvienne à se hausser à ce niveau d’analyse.(Comme je ne dispose pas de l’espace pour analyser le discours en question, je suggère au lecteur curieux de se reporter à l’article de Gérard Chevalier, « Parasciences et procédés de légitimation », Revue française de sociologie , 1986, XXVII, pp. 205-219. Il y trouvera un bon résumé, hélas involontaire, des préjugés académiques courants concernant le paranormal, ainsi que des erreurs et des amalgames les plus fréquents.)

Un tel ostracisme choquerait notre délicate sensibilité épistémologique s’il n’était implicitement donné comme pleinement justifié. L’intérêt pour le paranormal n’est-il pas naturellement lié à une sensibilité crypto-fasciste? Là où il y a de l’ectoplasme, de la télépathie, là où se manifeste un intérêt trop appuyé pour les forces obscures de la vie, là où l’on célèbre les archétypes, n’entend-t-on pas en général résonner dans les parages d’inquiétants bruits de botte ? Et n’est-il pas, de ce fait, du devoir de l’intellectuel responsable, de se tenir à distance de ce dossier nauséabond ? Sur le plan des faits, les prétentions des métapsychistes du début du siècle n’ont-elles pas été systématiquement déboutées? N’ont-ils pas, pour la plupart, été pris en flagrant déli de tricherie, de naïveté ou d’incompétence? N’ y a-t-il pas en outre, à l’encontre des phénomènes paranormaux, des contre-indications théoriques majeures, qui conduisent à les rejeter sans plus d’examen? La Raison n’est-elle pas sortie renforcée de ce coup de folie qui s’empara d’elle à la charnière des deux siècles, et qui ne risque plus désormais de se reproduire ? Ce sont là, je suis encore au regret de l’écrire, des tartes à la crème éculées, comme disaient Bouvard et Pécuchet : au mieux des points de vue susceptibles d’être discutés, et qui de ce fait ne suffisent en aucune manière à justifier le mépris et la fin de non recevoir massive qui est adressée aujourd’hui à la question métapsychique dans son ensemble. Ainsi l’ argument des bruits de botte ne résiste pas à l’examen. Une approche historique menée sur une durée de deux siècles détruit ou du moins relativise cette accusation classique : il s’en faut, et de beaucoup, que la métapsychique ait toujours été liée, comme par une sorte de fatum , à une vision du monde crypto-fasciste. L’histoire du magnétisme animal, de Puységur à Ernesto de Martino, en passant par Jaurès, témoigne largement du contraire. En réalité, comme toute entreprise humaine la métapsychique (mais on aurait pu s’en douter!) est ouverte à l’histoire; elle a été ce que les hommes l’ont faite, et elle sera ce qu’ils la veulent, s’ils la veulent [6]. D’autre part le problème de la réalité des phénomènes paranormaux n’a pas été réglé par la négative à la fin du XIX°, il est seulement en suspens, en partie parce qu’il n’est plus convenable de le poser. L’idée que la question serait réglée depuis longtemps est le résultat de la polémique qui pèse sur elle depuis deux siècles; c’est une facilité que s’accorde le Zeitgeist, et non un argument historique. Quant aux négations a priori elles sont, comme toutes les prétentions de ce genre en matière de sciences naturelles, uniformément ridicules, et, en toute rigueur, insoutenables, comme le pointait déjà Bergson au début de ce siècle. Que les recherches sur le paranormal soient difficiles, problématiques, sujettes à des dérapages, qu’elles comportent le risque de courir après des chimères, qu’elles constituent pour la rationalité une sorte de défi, c’est là l’évidence. Mais devant ce défi, deux attitudes sont possibles. Le courant magnétiste, et à la fin du XIX° de nombreux savant, avaient choisi de le relever, avec les qualités et les défauts de leur temps; mais notre époque, en cela toujours égale à elle-même, à choisi de l’esquiver.

Seulement, dès lors que l’on se refuse à considérer comme allant de soi la mise à l’index de la métapsychique, la situation se retourne, et c’est le discours standard qui doit à son tour subir l’ épreuve du soupçon. Comment se fait-il, en effet, que cette fermeture injustifiable puisse coexister, sans que cela n’étonne personne, avec l’ouverture de principe affichée aujourd’hui par les anthropologues ? Il faut le dire sans détours : ce que pointe et masque à la fois ce discours, c’est, tout simplement, un interdit. Mais pas n’importe lequel : le plus puissant, et le plus tenace des interdits des temps modernes [7](dans le domaine, s’entend, de la connaissance). La chasse aux tabous est depuis un demi siècle une des industries les plus florissantes des sciences humaines; elle a constitué pour certains un véritable fond de commerce, et un argument de pouvoir : eh bien, l’interdit sur la métapsychique a même résisté à cela. Après avoir surmonté la crise du XIX° siècle, il est aujourd’hui plus solide que jamais.

« Une soucoupe volante! Il y a des bornes aux limites », s’écrie le capitaine Haddock, qui en a pourtant vu d’autres, lorsque Tintin lui apprend qu’ils vont probablement être enlevés à bord d’un vaisseau extra terrestre [8]. C’est exactement cela : la métapsychique passe encore les bornes des limites, elle excède les audaces autorisées [9]. Elle reste perçue aujourd’hui comme un des pêchés majeurs contre l’esprit; la vulgarité insondable [10] qui lui est associée coupe ceux qui s’en approchent trop de la communauté pensante. Pour faire court, l’intelligentsia a pardonné plus facilement à Heidegger d’avoir été nazi, qu’à Bergson, qui porta l’étoile jaune, d’avoir été (en 1913) président de la Society for Psychical Research.

Il convient donc de proclamer haut et fort, contre les dérobades sophistiquées, l’ignorance ou la calomnie, la légitimité du questionnement métapsychique, en rappelant une fois encore qu’à l’anthropologie rien d’humain n’est censé demeurer étranger. Sur ce qu’il faut bien appeler les « résistances à la métapsychique », au sens où l’on a parlé jadis des résistances à la psychanalyse, il est plus que temps que s’ouvre désormais un véritable questionnement.

Notes

[1] Pour un récit détaillé de cette affaire ,voir Bertrand Méheust,  » L’affaire Pigeaire », Ethnologie française, Science-Parascience, XXIII, 1993, 3.

[2] Ajoutons à ce tableau le fait que l’oubli opportun dans lequel est tombé tout un pan de la culture du siècle dernier – oubli qui cohabite en toute impunité avec le fameux devoir de mémoire – prive nos intellectuels de points d’appui historiques qui leur permettraient de relativiser leur propre univers culturel.

[3] Il y a évidemment toujours quelques exceptions. Citons ici le courage de Jean-Pierre Peter, qui a sorti de l’oubli et commenté sans parti-pris l’histoire d’une étonnante guérison magnétique par Emile Magnin. ( » Comment le dire? Faut-il le croire? », L’inconscient mis à l’épreuve, La Nouvelle Revue de Psychanalyse, XLVIII, automne 1993.)

[4] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, p. 282.

[5] J.P. F. Deleuze, Réponse aux objections contre le magnétisme, Paris, 1817, p. 28.

[6] Il est d’ailleurs instructif (et amusant) de constater que la thèse d’une sorte d’essence fasciste de la métapsychique apparaît en général chez des auteurs connus pour leur historicisme. Je pense par exemple à Carlo Ginzburg, chez qui l’argument est toujours à fleur de plume.

[7] Il suffit pour s’en convaincre, de songer au destin des matériaux magnético-hypnotiques. Ces derniers contenaient en germe, entre autres implications, la théorie freudienne, mais aussi la métapsychique. La première, que Freud comparait à la « peste », a intimidé quelques décennies, avant de se répandre de la façon que l’on sait. Les résistances rencontrées par la psychanalyse à ses débuts sont d’ ailleurs sans commune mesure avec celles que connut le magnétisme. Je revois encore Ellenberger, invité par la section de philosophie de l’Université de Dijon en 1975, démontrer méticuleusement que la psychanalyse n’avait pas rencontré la résistance qu’elle prétend, et qu’il s’agit en partie d’une sorte de mythologie héroïque propagée par Freud.

[8] Hergé, Vol 714 pour Sidney.

[9] Pour qui a traversé la métapsychique, les audaces de l’endo-ethnologie, genre traversée du Luxembourg ou du métro, sont aux véritables défis ce que le Petit Trianon était à l’agriculture.

[10] Dans l’oeil du psychanalyste (Payot, 1973, p. 76.), le psychiatre René Held s’efforce ainsi, de façon touchante, d’excuser Breton, autant que faire se peut, de son coupable intérêt pour la métapsychique. A ces fins, il invente une distinction (hélas totalement fantasmatique) entre la parapsychologie et la métapsychique, dont je fais grâce au lecteur. Ce qui nous intéressse ici, ce sont les termes dans lesquels il décrit cette discipline « Avant d’aller plus loin, écrit-il, il nous était semble-t-il, indispensable d’effectuer cette discrimination, sous peine de charger Breton du faix de croyances métapsychiques d’une grossièreté et d’une « énormité » tout à fait incroyables.