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Epistémologie du paranormal et éducation critique : le conflit paradigmatique

Epistémologie du paranormal et éducation critique : le conflit paradigmatique

Mémoire de DEA de Sciences de l’Education, soutenu par Philippe Garnier, ancien étudiant membre de GEIMI

S’il est consensuel d’affirmer que l’une des finalités de l’éducation est la formation à l’esprit critique, notamment pour s’émanciper et acquérir de l’autonomie par rapport aux idées toutes faites, aux croyances populaires ou pour distinguer derrière certains discours des intérêts souterrains, nous ne pouvons que constater, en France, le faible nombre de formations institutionnelles ayant pour objectif explicite, direct de développer cet esprit critique.


Le terme critique vient du grec krinein qui possède un champ sémantique allant de trancher, séparer, trier jusqu’à discerner, juger, décider.

L’adjectif critique a aussi des origines latines : criticus, qui est relatif à la crise.

Le terme critique est employé dans divers champs disciplinaires, notamment :

en médecine : on parle de moment, phase critique, état critique. Il caractérise un point de déséquilibre d’une tension, d’une crise qui peut basculer vers une amélioration ou une aggravation.

en art et littérature : l’adjectif, s’applique au discernement des qualités ou des défauts d’une œuvre. Substantivé, la critique peut désigner la discipline qui juge les œuvres d’art, ou le jugement en lui-même.
Parfois mis au masculin, le (la) critique peut désigner l’auteur d’une critique, en tant qu’expert ou même professionnel d’un domaine artistique ou littéraire, sans forcément être lui-même artiste.

Pour reprendre les différentes acceptions de l’étymologie de critique, nous pourrions dire qu’à chaque opinion ou désir, la critique permet d’opposer, au moins temporairement, des opinions ou désirs inverses qui peuvent créer une tension, une crise en sortant de l’ombre des allants de soi, des a priori, des préjugés. Or cette crise permettra l’examen de l’implicite, et permettra de mieux discerner ce qui se joue dans la situation et ainsi de décider, trancher, en connaissance de cause.

Développer un esprit critique est un enjeu essentiel de l’éducation et de la formation ; ce but a été, dans l’histoire, plus ou moins important selon les périodes. Certains penseurs, philosophes, ont mis la critique au centre de leurs préoccupations éducatives.
Le siècle des Lumières fut particulièrement propice au développement de l’esprit critique.

Figure de proue de l’autonomisation morale de l’homme par rapport aux dogmes religieux : Emmanuel Kant. L’auteur de Critique de la raison pure et de Critique de la raison pratique voyait comme finalité essentielle de l’éducation le développement chez l’homme de la capacité à raisonner, à se former son propre jugement.

En France, Voltaire tenta de se battre contre les superstitions et de par son style satirique et polémique, dénonça toute forme d’oppression, d’abus et de restriction des libertés individuelles. Condorcet, par une instruction civique enseignée non de manière dogmatique, mais selon les principes de la raison, souhaitait l’émancipation des esprits.

Au dix-neuvième siècle, Auguste Comte, ayant comme finalité de construire une science positive, établit une loi progressive, générale et linéaire de l’évolution de l’esprit humain : la loi des trois états. A l’état théologique (caractérisé par des explications en terme de forces surnaturelles) succède l’état métaphysique (explications à partir des idées abstraites) puis l’état positif dans lequel la science des sociétés s’appuie sur l’état observable.
Au vingtième siècle, l’épistémologue Gaston Bachelard montre que les sciences n’avancent pas en affirmant mais en niant les certitudes passées. Il analyse les conditions de la connaissance scientifique et soutient qu’elle progresse essentiellement par une victoire sur les « obstacles épistémologiques » constitutifs de cette connaissance, et par un dialogue entre raison et expérience.

Nous pouvons citer également la Théorie Critique (Ecole de Francfort) bien que par certains côtés (critique sociale), elle ne soit qu’indirectement liée à notre sujet. D’après les chercheurs de l’Ecole de Francfort, la raison permettait de libérer l’homme de la précarité et serait émancipatrice, à travers la maîtrise rationnelle de la nature, mais cette domination utilitaire l’enfermait dans le réseau des dominations sociales.

En sciences, la méthode est implicitement critique, puisque à la base il y a volonté de rupture épistémologique avec le sens commun, la pensée naïve. Pour cela, toute découverte ayant pour prétention de s’intégrer dans le corpus des connaissances scientifiques va devoir répondre à plusieurs critères. Une théorie scientifique nouvelle doit se rattacher aux théories antérieures, soit en précisant ces dernières, soit en en contestant certains aspects (cas des révolutions scientifiques). Elle doit de plus être en accord avec les faits d’observation. Avant d’être reconnue comme légitime, une nouvelle théorie va être lue, commentée, critiquée par la communauté scientifique (en général par un sous-groupe de cette communauté, expert dans la discipline).

Si, dans la lignée des penseurs des Lumières, certains pensent que la science est la meilleure approche pour atteindre la vérité, car elle permet d’aller au-delà des apparences par une méthode critique, d’autres, qualifiés parfois de postmodernistes, de relativistes cognitifs, pensent que la science est une approche parmi d’autres pour dire quelque chose de la réalité, mais que sa prétention n’a pas à être plus grande que d’autres modes d’approches tels que, par exemple, le mythe.

Cristallisées autour de l’affaire Sokal (1) , des controverses épistémologiques sont mises à jour. Ainsi, outre les accusations d’impostures intellectuelles adressées à certains intellectuels qui utiliseraient à mauvais escient des concepts issus des sciences dures, l’affaire Sokal permet de rendre manifestes différentes conceptions de la science. Jacqueline Feldman, en rappelant l’histoire des querelles entre sciences dures et sciences humaines, montre que les critères de vérité varient selon la discipline considérée, les sciences dures apportant des preuves alors que les sciences humaines, ayant comme origine les disciplines littéraires, s’appuieraient sur l’argumentation.

La science donne-t-elle à voir la réalité ou n’est-elle qu’un moyen, parmi d’autres, de donner sens au monde ? Une éducation à l’esprit critique par une éducation scientifique semble dépendre de ce que l’on entend sous le terme science… Eduquer à l’esprit critique, est-ce aller au-delà des apparences sensibles et, en adoptant la méthode scientifique (sous-entendue ici la méthode expérimentale), découvrir la vraie nature des choses ou est-ce se rendre compte que l’objectif de découvrir la nature réelle des choses, de manière univoque, est une illusion scientiste ?
Nous soupçonnons ainsi qu’une éducation à l’esprit critique par une éducation scientifique va dépendre de l’épistémologie de référence de l’enseignant.

Souvent on oppose la vision critique de la science aux croyances populaires et à l’obscurantisme. En ce sens, un des domaines idéal pour exercer son esprit critique pourrait être celui qui concerne les croyances ayant trait au paranormal.
Nous observons un certain engouement pour le paranormal dans notre société, comme en témoignent le nombre important de « praticiens » dans ce domaine (voyants, magnétiseurs, guérisseurs, …), le nombre de rayons dans les librairies consacrés à « l’étrange », la présence des héros aux pouvoirs paranormaux dans les séries de télévision. Sans donner de jugement moral et sans avoir d’a priori sur la pertinence de certaines affirmations concernant le paranormal (telles que « certaines personnes peuvent prévoir l’avenir, peuvent guérir à distance »,…), nous pouvons au moins signaler que leur scientificité et même leur efficacité font l’objet de débats, controverses et ne sont pas unanimement reconnues par la communauté scientifique.

Le terme paranormal est assez vague et peut englober des domaines aussi divers que les extraterrestres, le monstre du Loch Ness, les maisons hantées. Dans le Que sais-je ? Le paranormal de Philippe Wallon, l’auteur indique que sont paranormales les observations qui relient une pensée et un fait, par le moyen d’une signification, avec comme exemples : la voyance, la télépathie, la psychokinèse, les poltergeists (2) (les « esprits frappeurs «), étant exclu tout ce qui relève du strictement matériel comme les soucoupes volantes.
Nous nous tiendrons dans la suite du mémoire à cette définition, nombre d’auteurs s’étant intéressés au domaine nommant ces faits et capacités paranormaux « pouvoirs et phénomènes psychiques »ou plus simplement « phénomènes psi » voire « le psi » (3).

La première hypothèse que nous avançons est que la plupart des gens croient ou ne croient pas en ces phénomènes en n’ayant qu’une connaissance très vague, voire quasi nulle des éléments rationnels, scientifiques qui permettraient un certain discernement dans le domaine.
Or, comme nous allons le voir dans notre mémoire, la communauté scientifique est partagée quant à la reconnaissance des phénomènes paranormaux et à l’éducation optimale à établir pour permettre d’exercer son esprit critique à ce sujet.

Les débats se situent-ils un dans les mêmes territoires épistémologiques que les débats donnant suite à l’affaire Sokal ? Les divergences entre penseurs, chercheurs, universitaires, laissent-ils présager des conceptions différentes de ce que devrait être une éducation scientifique, critique, notamment dans le domaine des croyances au paranormal ?

Dans une première partie, nous scinderons les scientifiques, intellectuels s’intéressant au paranormal en deux groupes, les sceptiques et les parapsychologues, en justifiant cette catégorisation. Nous tenterons de comprendre quel est le point de vue de ces scientifiques en ce qui concerne la reconnaissance des phénomènes paranormaux. Dans un paragraphe d’orientation socio-historique, nous verrons quelles sont les filiations des mouvements sceptiques et parapsychologiques, en étudiant la controverse entre ces deux mouvements au cours de l’histoire.

Dans une deuxième partie, nous essaierons, en examinant la littérature aussi bien sceptique que parapsychologique, de voir quels sont les systèmes d’idées de chaque mouvement, et nous ferons l’hypothèse que leurs divergences ont une origine profonde, d’ordre paradigmatique.
Avant de conclure, une troisième partie, charnière entre ce travail de DEA et celui envisagé en thèse, tentera d’esquisser des perspectives pour un futur travail axé sur l’éducation à l’esprit critique vis à vis des allégations du paranormal, en décrivant succinctement des dispositifs éducatifs ayant comme visée de développer l’esprit critique.

Notes

(1) Voir A.Sokal, J.Bricmont, Impostures intellectuelles

(2) Voir Glossaire

(3) Par exemple Radin, La conscience invisible, p.14

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