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Devenez savants : découvrez les sorciers, Lettre à Georges Charpak

Devenez savants : découvrez les sorciers, Lettre à Georges Charpak

Dans un ouvrage récent, Bertrand Meheust répond au prix Nobel de physique Georges Charpak, suite à la parution de « Devenez sorciers, devenez savants ». Avec l’accord de l’auteur, nous avons choisi de présenter ici quelques extraits de ce livre : l’introduction intitulée « L’avertissement au lecteur » et le quatrième chapitre « La métapsychique a-t-elle été jugée ? ». Mais auparavant, nous proposons au lecteur la présentation générale de l’ouvrage telle qu’elle apparaît en quatrième de couverture :

 » Si la science ne veut pas de ses faits l’ignorance les prendra. Vous avez refusé d’agrandir l’esprit humain, vous augmenterez la bêtise humain. Où Laplace se récuse, Cagliostro paraît ». Cette formule lapidaire de Victor Hugo résume parfaitement la situation actuelle de la recherche parapsychologique. En France Laplace s’est récusé, la science a déserté, laissant la place libre au merveilleux de pacotille qui envahit les écrans et les esprits. Dans un livre qui a eu un succès immense, Georges Charpak a dénoncé cette invasion : mais, hélas, il en a profité pour jeter le bébé avec l’eau du bain. Qu’il faille protéger la raison contre le flot noir de l’irrationnel, Betrand Meheust en convient, mais il conteste, et de façon radicale, la stratégie et les arguments du prix Nobel. A ses yeux en rejetant apriori l’idée même d’une approche rationnelle des phénomènes dits paranormaux, Georges Charpak s’est fait l’allié objectif de ce qu’il dénonce. S’en tenant au plan des principes, Méheust démontre qu’aucun des arguments habituellement invoqués contre la parapsychologie ne peut justifier l’ostracisme dont elle est l’objet. Constatant que notre prix Nobel semble n’avoir de ce domaine de recherche qu’une connaissance de seconde main, il entreprend, sans jamais se départir de sa courtoisie, de lui en réexpliquer l’histoire et les enjeux. A sortir de cette visite guidée, il ne reste plus grand-chose des lieux communs et des plaisanteries faciles sur les tables tournantes et les fantômes qui, dans l’univers intellectuel français, tiennent lieu de réflexion sur la recherche psychique.

Avertissement au lecteur :

En France, en ce début du XXI° siècle, ce n’est pas seulement la réalité des phénomènes dits paranormaux qui est niée, c’est la possibilité de débattre à leur propos qui est refusée, c’est la légitimité même de ce débat qui est récusée. Pour justifier cette fermeture, qui s’accorde assez mal, à première vue, avec les principes dont se réclame la démocratie, on invoque une situation d’exception, on met en avant les dangers que la métapsychique ferait planer sur notre société. D’où un ensemble d’arguments bien connus, que tout le monde a entendu avancer un jour ou l’autre comme s’ils allaient de soi. Un seul fait  » paranormal » a-t-il jamais été observé dans des conditions contrôlées? Les grands médiums n’ont-ils pas tous été pris à tricher? N’est-il pas établi depuis le début du XX° siècle que la parapsychologie est une fausse science en quête de chimères? Cette dernière n’est-elle pas habitée par des fantasmes de toute puissance porteurs de dérives fascisantes? N’a-t-elle pas une appétance naturelle pour les thèmes de l’extrême droite? Ne sait-on pas que trop où elle peut nous mener? N’encourage-t-elle pas des rêveries régressives aussi éloignées que possible des véritables débats contemporains? Ses théoriciens (ou dira plutôt: ses « sectataires ») n’ont -ils pas tous été convaincus de malhonnêteté, de naïveté ou d’incompétence? N’est-elle pas, en résumé, une démarche épistémologiquement, politiquement et ethiquement suspecte, un poison dont il faudrait protéger la société par des mesures prophylactiques appropriées? N’appartient-il pas aux intellectuels responsables de se tenir à distance de ce dossier nauséabond? S’il n’y a plus de débat, ajoute-t-on encore pour clore la discussion, c’est que la question a été tranchée, et que, de ce fait, il n’y a plus rien à débattre. Circulez, il n’y a rien à voir!

A force d’être répétées, ces assertions ont fini par constituer une doxa qui paralyse tout progrès et toute discussion. Mais aucune doxa n’est à l’abri de l’examen critique, et celle que je viens de résumer, parce qu’elle se dit rationaliste, ne jouit pas d’un statut particulier qui la soustrairait définitivement à l’inventaire rationnel. Les pages qui suivent se proposent d’esquisser cet inventaire.

Encore me faut-il préciser les circonstances particulières qui m’ont conduit à prendre le risque de sortir du bois. A l’argumentaire sceptique, il manquait la caution d’un grand nom de la science. Or, récemment, le prix Nobel Georges Charpak est venu lui apporter la sienne. Pendant plus d’un an, son livre, Devenez sorciers, devenez savants , s’est tenu au sommet du hit parade et les grands médias ont répercuté le message du physicien et participé à son entreprise « prophylactique ». La zététique à la française (1) a ainsi pénétré dans tous les foyers ; même dans les familles les plus fermées au vocabulaire savant, même dans les milieux les plus étanches aux considérations abstraites, on n’ a plus rien ignoré de ses prestiges. La métapsychique (2) a été écrasée, discréditée, sans pouvoir se défendre, ni même se faire entendre. Mais ce succès a son revers, car la Roche tarpéienne, comme on le sait, est proche du Capitole. Pour répandre la doxa scientiste, notre prix Nobel a été obligé de la simplifier ; et, ce faisant, il en a souligné la pauvreté et les présupposés idéologiques, qui n’ont pas échappé à la frange la plus exigeante de ses lecteurs. Du coup, bien involontairement, il a contribué à décrédibiliser la cause pour laquelle il combattait.

D’où l’idée de saisir l’opportunité pour ouvrir une discussion. Celle que j’entreprends ici s’efforce de ne jamais se départir de la courtoisie qui doit animer les échanges intellectuels; mais elle ne s’embarasse pas pour autant des circonvolutions et des précautions oratoires habituelles. Le livre de Georges Charpak est mauvais, je le lui dit, et je lui explique pourquoi . Pour autant, mon but n’est pas de cultiver la polémique. Devenez savants, découvrez les sorciers, me sert surtout de fil conducteur et de révélateur. A travers cet éphémère succès de librairie, c’est en fait la doxa rationaliste que j’interroge. D’autre part, je ne cherche pas à établir, après tant d’autres, la réalité de la télépathie, de la clairvoyance, de la télékinésie…, bref des objets que prétendent étudier les parapsychologues; je m’attache en premier lieu à examiner, et, si besoin, à réfuter, les arguments que l’on invoque habituellement pour récuser la légitimité de leur démarche. Je montre qu’aucun argument rationnel ne peut justifier la fin de non recevoir massive qui est opposée, en France, à la recherche parapsychologique, et je questionne ce qui se cache sous ce déni. Pour l’essentiel, le but de cette lettre est donc propédeutique. A l’idée que l’homme se fait de lui- même et de la nature, la métapsychique adresse des questions décisives. Pour que ces questions puissent être entendues et effectuer leur travail, il fallait commencer par lever les obstacles.

Il va sans dire – mais cela ira mieux en le disant – que ces pages ne sont pas dirigées contre le physicien Charpak, contre l’homme de science auquel va notre respect. Elles visent l’idéologie scientiste dont ce dernier s’est fait le porte-parole, dans des conditions qui sortent de mon propos, et qu’il ne m’appartient pas d’élucider. Au reste, j’attire dès maintenant l’attention du lecteur sur le fait que cette lettre publique se clôt sur une proposition constructive susceptible de débloquer le débat.

******

Monsieur le professeur,

Vous êtes un physicien de renommée internationale, couronné, comme chacun le sait, du prix Nobel; vous êtes aussi un personnage public, une autorité morale; enfin, et c’est à ce titre que je vous adresse cette lettre, vous êtes le coauteur d’un livre qui vient de connaître un succès immense. Entreprendre, dans ces conditions, de vous éclairer et d’éclairer vos lecteurs sur la valeur et la nature de cet ouvrage est une tâche difficile, car l’autorité qui se dégage de votre nom, l’argument massif des ventes, et les éloges d’une certaine presse, semblent désarmer d’avance toute critique. Il faut pourtant bien que quelqu’un ose vous le dire publiquement : l’ouvrage en question ne possède peut-être pas, hélas, toutes les qualités dont le parent certains. Pourtant il est, et de loin, depuis deux siècles que l’on débat sur ces questions, celui qui s’est le plus vendu. Aussi, s’il retient l’attention, c’est par ce contraste entre la faiblesse de son contenu et l’engouement dont il est l’objet. Vendu à 1000 exemplaires, il ne mériterait pas de commentaires; mais, hissé au sommet du hit parade, il devient un phénomène de société intrigant. Ainsi, l’éloge appuyé d’une partie de la presse – et pas seulement de la presse populaire – est révélateur d’un recul général de l’information et de la conscience critique : à la notable exception d’un Michel Polac, à qui on ne la fait pas si facilement, il s’est trouvé peu de commentateurs pour émettre des réserves sur la pertinence de votre prestation. Il y a là un signe des temps. Les contradicteurs suffisamment informés se sont raréfiés ou n’ont plus droit au chapitre; du coup, les règles du débat d’idées, fondé sur l’information et l’argument, peuvent être piétinées en toute impunité. Comment une question qui, au début du XX° siècle, passionna les meilleurs esprits, a-t-elle pu à ce point s’évanouir de la conscience collective? C’est le problème auquel nous allons tenter, si vous le voulez bien, de réfléchir ensemble.

Mais, auparavant, je dois vous faire part de mon embarras. Qu’un prix Nobel ait pu participer, aussi peu que ce fût, à l’élaboration de ce livre consternant, qu’en outre il ait pu couvrir de sa signature des polémiques déplacées contre un collègue , c’est ce que j’ai le plus grand mal à croire, sans doute parce que j’ai été élevé dans le respect des grands savants. Mais je n’y puis rien: vous incarnez aux yeux du public l’autorité de la Science, et c’est votre nom qui figure sur la bande annonce. Je n’entrerai donc pas dans de vaines subtilités pour évaluer la part qui vous revient dans l’élaboration du produit final, et, prenant votre éditrice au mot, je m’adresserai à vous, à vous seulement, et, à travers vous, à vos lecteurs, avec pour seul désir celui de redresser la vérité malmenée, et pour seule prétention celle d’ignorer moins que la plupart la question dont nous allons traiter.
Je vous précise d’emblée que je n’ entrerai pas dans cette lettre dans une discussion technique sur la nature et la réalité des phénomènes que l’on dit paranormaux, ou, du moins, je ne ferai qu’effleurer cette discussion. Pour l’essentiel, je me bornerai à rappeler des principes et des évidences, notamment historiques, susceptibles d’être entendus et appréciés par tous ceux qui appartiennent à la communauté rationnelle. D’autre part, ceux qui nous liront ne doivent pas s’attendre à trouver dans cette lettre une recension et une réfutation méthodique de votre livre. J’examinerai certes, avec le soin qu’ils méritent, certains de vos exemples, certaines de vos affirmations; mais je ne m’y emploierai pas de façon systématique. Passant rapidement sur le texte explicite, je m’attacherai plutôt à commenter le propos sous-jacent, afin de plonger au coeur de la question. Je reviendrai sur l’histoire et la problématique d’un programme de recherche dont vous semblez n’ avoir qu’une connaissance de seconde main. A travers vous, bien évidemment, je m’adresserai à tous ceux que ces questions intéressent, mais qui n’ont pas eu le loisir de les approfondir.
Mais il me faut au préalable commenter la terminologie que nous allons employer. Presque tous les mots dont nous disposons pour évoquer la question du paranormal sont piégés, car le temps les a chargés de connotations diverses, parfois péjoratives, et souvent erronnées. Sans précautions préalables, nous ne pouvons plus guère utiliser « âme », « esprit », « télépathie », « ectoplasmes », « paranormal », « tables tournantes », « médiums », etc.. Quant aux termes par lesquels on désigne habituellement le programme de recherche qui nous concerne ici – ceux de « parapsychologie », de « métapsychique », ou de « sciences psychiques », ils sont également chargés d’histoire et traduisent des sensibilités, des orientations épistémologiques différentes, dont les nuances échappent probablement à la grande majorité des lecteurs. Pour les spécialistes, aujourd’hui, la parapsychologie est un programme de recherche « dur » axé sur des travaux quantitatifs et satistiques, la métapsychique est une démarche davantage orientée vers l’étude des phénomènes qualitatifs et historiques, et les sciences psychiques évoquent l’époque héroïque où la recherche était liée au spiritualisme, surtout dans le monde anglo-saxon. Mais, pour le grand public, le premier terme a fini par désigner la nébuleuse du paranormal en général – ainsi, un hypnotiseur de foire se déclarera « parapsychologue » – tandisque les deux autres sont devenus opaques. Comme ce n’est pas ici le lieu de réinventer une terminologie nouvelle, et comme, de toutes façons, les termes que l’on adoptera subiront un jour ou l’autre le même sort que les précédents, je n’entrerai pas dans ces subtilités, et je parlerai indifféremment de parapsychologie, de métapsychique, ou de sciences psychiques, en négligeant les nuances qui les distinguent.
Les lignes qui vont suivre sont évidemment tributaires de tout un courant de réflexion. Elles emboîtent notamment le pas du livre fondateur en ce domaine, Un voyant dans la ville, étude anthropologique du cabinet de consultation d’un voyant Lyonnais ( Paris, Payot, 1986). Cet ouvrage, dirigé par l’ethnologue François Laplantine, et par le psychiatre Paul-Louis Rabeyron, aborde frontalement la question de la voyance, et pose explicitement le problème de son refoulement dans la culture occidentale moderne.

La métapsychique a-t-elle été jugée?

Comme presque tout le monde, vous êtes persuadé que la métapsychique a été jugée et condamnée à la suite d’un procès équitable, et qu’il n’y a plus lieu d’y revenir. Le problème, c’est que le procès en question n’a jamais eu lieu. Les représentants patentés de ce qu’il est convenu d’appeler l’Institution n’ont jamais procédé à un examen méthodique et prolongé des faits revendiqués par les métapsychistes, mais se sont contentés de quelques coups de sonde aux résultats contradictoires. Certaines de ces « inspections » (ou si, vous préférez, de ces « carottages ») ont tourné à l’avantage des sceptiques, mais d’autres, il faut le savoir, ont donné raison aux magnétiseurs et aux métapsychistes, ou bien sont restées inconclusifs.
Soit dit en passant, il y aurait lieu de s’interroger sur ces commissions , que l’on voit sporadiquement intervenir au nom de l’Etat lorsque notre vision du monde semble gravement remise en cause. Trouvez-vous normal que certains représentants de l’Institution soient investis du pouvoir de décréter la vérité en passant parfois par-dessus les travaux de leurs collègues? Trouvez-vous normal que quelques dizaines de séances effectuées par des expérimentateurs patentés aient le pouvoir d’annuler des milliers d’expériences conduites par des collègues parfois aussi diplômés qu’eux, et dont on ne voit pas pourquoi ils seraient nécessairement de moins bons observateurs? N’assiste-t-on pas à une curieuse hybridation entre la normativité juridique et la rationalité expérimentale? Mais cette réflexion nous ménerait trop loin. Dans les lignes qui suivent, je prendrai donc les choses comme elles sont; je ne contesterai pas les règles qui gouvernent la partie, je me contenterai de vérifier si elles ont bien été respectées.

Pour juger le magnétisme, donc, trois commissions successives ont été créées. La première, dirigée par Lavoisier, a examiné les phénomènes produits par Mesmer, et les deux autres, sous la Restauration, les phénomènes du somnambulisme. La commission de Lavoisier a donné ses conclusions en 1784 (3). Elle n’ a pas nié certains des faits allégués, mais elle a contesté les explications fluidiques qu’en donnaient Mesmer et ses disciples, et elle a attribué les faits en question aux puissances de l’imagination; et l’ un des commissaires, Laurent de Jussieu, s’est dissocié de ses conclusions, et a donné un rapport personnel (4). La commission Husson a admis, en 1831, la plupart des phénomènes produits et observés par les magnétiseurs, y compris la lucidité magnétique, ce qui a produit un vif débat au sein de l’Académie (5) ; la rapport a été imprîmé, comme l’exigeaient les statuts, mais il n’a pas été diffusé, et le fait, quand il a été découvert, a ajouté au scandale. Mais la commission suivante, dirigée par Dubois d’Amiens, a repris les choses en main; elle a donné en 1839 un verdict négatif, en partie obtenu par forfait, la plupart des expériences prévues n’ayant pu avoir lieu à la suite d’un désaccord sur les protocoles (6) . La commission dirigée par Husson avait travaillé pendant six ans, celle menée par Dubois n’ a fonctionné que quelques mois, mais c’est pourtant son verdict que l’on a retenu, car il a fermé l’Académie au magnétisme.

A Londres, en juin-juillet 1844, le clairvoyant Alexis Didier a donné des dizaines de démonstrations dans les salons de la haute société, auxquelles ont assisté des aristocrates, mais aussi des philosophes, des écrivains, et des médecins réputés, comme le docteur Elliotson, une des étoiles de la médecine britannique. Certaines séances ont donné lieu à des rapports détaillés, qui ont parfois été publiés dans le Medical Times ; une partie des tests ont été couronnés de succès, et la plupart des personnes qui ont témoigné ont affirmé leur conviction que ni le hasard, ni le compérage ne pouvaient expliquer les succès du jeune somnambule. Mais un son discordant est venu du docteur Forbes, le médecin de la famille royale, éditeur par ailleurs d’une grande revue médicale. Forbes, qui n’a assisté qu’à deux séances, a sous-entendu qu’ Alexis était un imposteur, sans produire d’autres arguments que ses impressions et ses convictions personnelles, ce qui n’ a pas manqué de soulever une polémique. Forbes avait derrière lui la puissance de l’Institution, et son jugement est passé à la postérité (7). Cependant, malgré l’opposition de Forbes, et bien qu’on n’ait pas, pour jauger les facultés présumées d’Alexis, créé une commission d’enquête, au sens formel du terme, la confrontation londonienne, vue avec le recul de l’histoire, penche nettement en faveur de la réalité des « pouvoirs » d’Alexis.
J’ajouterai encore qu’en mai 1847, Alexis a été confronté deux fois à Robert-Houdin, le maître de la prestidigitation moderne, et que ce dernier a reconnu par écrit son incapacité à reproduire, en tant que prestidigitateur, les phénomènes exhibés par Alexis, dans les conditions où le somnambule les produisait (8).

En juillet 1870, après deux ans d’enquête, après avoir étudié trente trois personnes pendant cinquante séances, la commission constituée par la prestigieuse Société dialectique de Londres rend son rapport. Elle conclut qu’aucune explication n’ a pu être donnée de certains phénomènes produits par des médiums, notamment des raps, des déplacements d’objets sans contact, etc., et encourage la poursuite de recherches qu’elle juge prometteuses (9). Il estime qu’il est de son devoir d’affirmer la conviction où il se trouve
que ce sujet est digne de la plus sérieuse attention et de faire l’objet d’une étude plus approfondie que celle qui a été faite jusqu’ici ».

Au début du XX° siècle, on retrouve la même oscillation entre des résultats tantôt positifs et des résultats tantôt négatifs, et la même sélectivité de la mémoire. Les travaux menés de 1905 à 1908 à l’Institut général psychologique sur la médium napolitaine Eusapia Paladino ont abouti, malgré quelques réserves, à reconnaître la réalité d’une partie des phénomènes produits; si Eusapia semble avoir parfois cherché à tricher, d’ailleurs de façon grossière, il reste que, dans la plupart des expériences, les conditions qui lui étaient imposées rendaient, aux yeux du rapporteur, le trucage impossible (10) . En revanche, pendant les séances menées en Sorbonne en 1922 par Georges Dumas, Henri Piéron, Henri Laugier et Louis Lapicque, et en 1923 par E. Rabaud, Emile Meyerson, Henri Laugier et André Marcellin, les médiums Eva Carrière et Jean Guzik ont échoué à montrer les phénomènes attendus et ont été suspectés par les expérimentateurs d’avoir cherché à tricher, sans pour autant avoir été formellement pris sur le fait (11). Les expériences de la Sorbonne ont duré trois mois, pendant lesquels ont été données vingt-cinq séances. A l’Institut général psychologique, Bergson, Langevin, Pierre et Marie Curie, Branly, Perrin, Courtier, Ochorowicz…, avaient participé à quarante-trois séances étalées sur quatre ans. Bergson avait dirigé lui-même une cession avec l’exigence critique et le doute méthodique qu’il manifestait en ces circonstances. Si donc on évaluait les travaux en prenant pour critère la stature des chercheurs, le nombre des séances, le temps de la maturation, le détail des protocoles et des procès-verbaux, le verdict de l’Institut général psychologique devrait équilibrer celui de la Sorbonne et nous conduire, à tout le moins, à retenir notre jugement. Mais on a retenu uniquement les conclusions négatives, ou les séances inconclusives, de 1922.

La même remarque vaut pour l’argument bien connu des zététiciens, selon lequel aucun médium n’ a jamais pu relever leurs défis publics et remporter leurs prix. Pour relativiser la portée de cet argument, il faut savoir que l’inverse est également vrai. A plusieurs reprises, les métapsychistes ont proposé publiquement des prix aux prestidigitateurs, en les mettant au défi de reproduire certains phénomènes médiumniques dans les conditions de leurs expériences de laboratoire. Or, ces prix n’ont jamais été attribués; les prestidigitateurs se sont en général esquivés, et, quand ils se sont risqués à relever le défi, ils ont échoué (12) . D’autre part, certains magnétiseurs ont sollicité publiquement les représentants de l’Institution, en leur demandant d’user de leur pouvoir pour qu’une investigation officielle soit conduite sur tel ou tel médium, mais ils n’ont pas reçu de réponse (13) . Une fois encore, il y aurait lieu de se demander si cette guerre des défis, qui dure depuis deux siècles, n’est pas un non-sens scientifique, si elle n’est pas le symptôme d’un blocage épistémologique profond. Mais, une fois encore, je me contente de prendre les choses les choses où elles en sont. Et je constate que les arguments s’annulent. Et que donc, etc.

Ce n’est pas moi qui vous apprendrai comment fonctionne la science : quand elle se trouve confrontée à un problème difficile et chargé d’enjeux, elle lui applique, avant de se prononcer, un effort prolongé et méthodique. Du moins, c’est ce qu’elle est censée faire. Or, quand elle s’est tournée vers les phénomènes dits paranormaux, l’Institution n’a rien fait de tel, sans doute parce que les phénomènes allégués semblaient trop loin des paradigmes scientifiques acceptés pour mériter un examen prolongé et méthodique. Et malheureusement, on ne peut décider d’une question aussi difficile à travers quelques « inspections » ponctuelles sur lesquelles est pointé le projecteur des médias, ce qui place en général les expérimentateurs dans une situation impossible, sommés qu’ils sont de réussir pour les uns, et d’échouer pour les autres.
En fait, l’idée reçue selon laquelle la métapsychique a été jugée repose sur une série de glissements successifs. De ce que Richet, lors du fameux épisode de la villa Carmen, semble avoir fait preuve d’une grande crédulité, on a déduit la probable crédulité de tous les métapsychistes; de ce qu’Eva Carrière et Jean Guzik, après avoir échoué à montrer les phénomènes attendus, ont été suspectés d’avoir tenté de tricher, on a conclu que toute la médiumnité physique relevait de la supercherie; enfin, à partir de ces quelques cas on a glissé vers une généralisation affectant tous les résultats de la discipline, ce qui, vous en conviendrez, est aller un peu vite en besogne. En toute rigueur, même si Eva Carrère et Jean Guzik avaient été pris la main dans le sac, cela n’aurait pas fourni la preuve définitive que tous les médiums à effets physiques sont des tricheurs, mais seulement une présomption en faveur de cette hypothèse. Mais surtout, quand bien même toute la médiumnité physique devrait être rejetée, cela ne prouverait rien contre la médiumnité intellectuelle. (Il est intéressant de remarquer à ce propos que le journaliste sceptique Paul Heuzé, qui fut l’instigateur des commissions de la Sorbonne, rejetait l’ectoplasme, mais admettait la médiumnité intellectuelle (14)). Or, au début du XX° siècle, les commissions que je viens d’évoquer se sont focalisées sur la médiumnité physique, et aucune n’a abordé la question de la médiumnité intellectuelle, comme on l’avait fait au siècle précédent dans le cadre du magnétisme animal. On s’est attaqué à la partie qui semblait la plus fragile, et les conclusions négatives ont ensuite été subrepticement étendues à l’ensemble du dossier. De sorte que, pour finir, la pyramide sceptique repose sur sa pointe.

Pour toutes les raisons qui viennent d’être énumérées, on se gardera de reproduire, en symétrie inversée, le discours qui traverse votre ouvrage, et de tenir pour définitivement prouvée la réalité des phénomènes paranormaux, au sens fort que revêt la notion de preuve dans les sciences de la nature. Mais on refusera avec la même fermeté de clore définitivement le dossier, et on demandera de poursuivre l’investigation sous ses diverses facettes: qualitative, quantitative et historique (15)

Au vu des données disponibles, compte tenu des enjeux, du vaste dossier accumulé depuis deux siècles par le magnétisme et les sciences psychiques, et des données immémoriales fournies par l’ethnographie, l’hagiographie et l’histoire des religions, l’historien est tout simplement conduit à demander que l’on poursuive les recherches. Qu’on les continue, s’entend, en France, puisqu’elles se poursuivent discrètement dans les universités de plusieurs pays occidentaux. Il n’y a rien là, on en conviendra, de particulièrement scandaleux. D’où vient-il alors qu’une conclusion aussi mesurée, et même aussi banale, apparaisse aujourd’hui comme un aventurisme, voire comme une posture sulfureuse? Pour répondre à cette question, il nous faut maintenant examiner le procès politico-ethique qui est habituellement intenté dans notre pays à la métapsychique.

Notes :

(1) Le terme « zététique » est la version francisée d’un adjectif anglais, zetetic, qui vient lui-même du grec zëteïn, chercher, douter. Il existe aux Etats-Unis une revue nommée Zetetic Scholar, ce qui peut se traduire par quelque chose comme : « l’honnête homme en recherche ». Par son étymologie, ce terme nous renvoie à la démarche sceptique au sens noble, philosophique du terme, avec une connotation de recherche ouverte. Le sceptique est celui qui recherche parce qu’il ne sait pas. Mais en France, la zététique tend à se figer en une démarche dogmatique. Je n’aurai de cesse de dénoncer dans ces pages la crispation dogmatique de la zététique à la française.

(2) J’emploierai dans cette lettre les termes de « parapsychologie » et de « métapsychique » comme s’ils étaient synonymes. Des précisions sur le sens de ces mots et sur les nuances qui les séparent seront données dans les pages qui suivent.

(3) Jean-Sylvain Bailly, Rapport des commissaires chargés par le Roi de l’examen du magnétisme animal, Paris, 1784.

(4) Antoine Laurent de Jussieu,Rapport de l’un des commissaires chargés par le Roi de l’examen du magnétisme animal, Paris, 1784.

(5) Pierre Foissac, Rapports et discussions de l’Académie royale de médecine sur le magnétisme animal, Paris, Baillière, 1833.

(6) Claude Burdin et FrédéricDubois, Histoire académique du magnétisme animal, Paris, Baillière, 1841.

(7) Sur les séances données par Alexis Didier en Angleterre, la contre-offensive du docteur Forbes, et la polémiquequi s’en est suivie, voir Bertrand Méheust, Un voyant prodigieux, Alexis Didier, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2003, p. 80-94.

(8) Sur la rencontre d’Alexis avec Robert-Houdin, et l’interprétation que l’on peut en donner, voir Un voyant prodigieux…, p. 249-269. Les conditions de cette rencontre sont sujettes à exégèse, mais il subsiste peu de doutes sur la réalité de la confrontation, et sur la réalité des lettres de Robert-Houdin.

(9) Rapport sur le spiritualismepar le comité de la Société dialectique de Londres, op. cit., p. 15-16. Le comité « constate que jusqu’ici aucune explication philosophique n’a été donnée des faits médiumniques.

(10) Les travaux de L’Institut général psychologique sont conduits par des savants reconnus : Gilbert Ballet, Charles Richet, d’Arsonval, Pierre et Marie Curie, Edouard Branly, Pierre Langevin, Arnaud de Gramont, Henri Bergson, Jean Perrin (le fondateur de la théorie atomique), Debierne, le psychologue Jules Courtier. Les travaux sont organisés en
trois cessions ; Bergson préside la première, Pierre Curie la deuxième, et d’Arsonval la troisième. Le rapport final, rédigé par Jules Courtier, est publié en 1908 ; il reconnaît la réalité de mouvements à distance d’objets enregistrés automatiquement, de manifestations lumineuses et
fantomatiques, d’attouchements inexplicables, etc., malgré le fait, discuté sur plusieurs pages, que la médium ait parfois cherché à se soustraire au contrôle, et à tricher. Qu’Eusapia ne soit pas immaculée, les expérimentateurs en conviennent ; mais ils affirment aussi qu’il s’est
produit autour d’elle des phénomènes impossibles à imiter. « Les enregistrements obtenus, conclut le rapporteur, ne permettent pas de mettre en doute les déplacements et les soulèvements complets d’objets pesants, au simple contact et même sans contact, à ce qu’il semble ;
toute hypothèse d’hallucination collective doit sur ce point être écartée » (p. 58). L’hypothèse de la prestidigitation est examinée (p. 65 sq..

Mais, à supposer que la médium ait essayé de tricher, dans certains cas les tours produits étaient physiquement impossibles. Par exemple, à la quatrième séance de 1905, une table pesant sept kilos, et chargée sur son plateau d’un poids de dix kilos, est complètement soulevée, à deux
reprises, pendant plusieurs secondes. L’exercice, pour être réalisé avec les deux pieds, seule possibilité ouverte, demandait des capacités athlétiques et un effort prolongé hors de portée d’une dame déjà âgée et de petite taille (p. 74). De plus, des dispositifs techniques avaient été
mis au point pour empêcher toute supercherie. (Jules Courtier, « Rapport sur les séances d’Eusapia Paladino à l’Institut général psychologique, en 1905,1906,1907 et 1908 », Paris, Bulletin de l’Institut général pyschologique, n05 5 et 6, 1909.) Pierre Curie semble avoir été très impressionné par ces phénomènes. D’après le témoignage de Jules Courtier, rapporté par le mathématicien Labadié (Aux frontières de l’Au-delà, Grasset, 1939, p. 100), la mort (accidentelle) le surprit, en 1906, alors qu’il était en train de mettre au point un anémomètre assez
sensible pour mesurer les souffles froids qui semblaient se dégager de la tête d’Eusapia, et que tous les assistants ont ressentis. Sur l’engagement des Curie, leurs passions et leurs doutes, Eve Curie nous a laissé un témoignage, que je cite in extenso : « Un certain goût du mer-veilleux, joint à la curiosité scientifique des Curie, les pousse à cette époque dans une voie singulière : ils assistent à des séances de spiritisme, données par le célèbre médium Eusapia Paladino. Non en adeptes ; en observateurs. Ils tentent d’explorer lucidement une dangereuse région de la connaissance. Pierre, surtout, prend un intérêt
passionné à ces exhibitions, et, dans l’obscurité, il mesure des « lévitations » d’objets – imaginaires ou réelles. Pour son esprit impartial, ces essais sont déconcertants. Ils n’ont ni la rigueur, ni la loyauté des expériences de laboratoire. Le médium obtient parfois des résultats
stupéfiants, et les deux savants sont très près d’être convaincus. Mais soudain, ils découvrent des fraudes grossières, et le scepticisme renaît. Leur opinion finale demeurera incertaine. Après quelques années
Marie abandonnera complètement l’étude de ces phénomènes ». (Eve Curie, Madame Curie, Gallimard, 1938. Réédition folio n° 1336, p. 320.) Bernadette Bensaude-Vincent a donné de ces séances un résumé détaillé et mesuré (« Eusapia Paladino… », op. cit., p. 152-157), mais elle suggère à la fin de son texte que la diabolique diva a réussi à tromper tous les savants et tous les prestidigitateurs qui l’ont examinée. Le problème est qu’elle ne nous dit pas comment la diva s’y est prise. On touche là un point crucial. Dans Thé Limits of Influence (op. cit., p.118 sq.). Stephen Braude examine la polémique qui s’est
développée entre Hodgson et Myers à propos des expériences de l’Ile Roubaud en 1894. Hodgson, bien que métapsychiste, était capable de porter sur les séances un regard sceptique susceptible de décourager M. B. lui-même ; et il a imaginé, pour rendre compte des faits allégués à l’Ile Roubaud, notamment la lévitation d’une table, les dispositifs
diaboliques que la Paladino aurait pu utiliser, à base de courroies et de crochets. Mais Stephen Braude revient à son tour sur ces dispositifs putatifs, et les examine à la loupe, en se demandant comment Eusapia a pu les mettre en place et les faire fonctionner, compte tenu du cadre
dans lequel elle se trouvait, des précautions prises par les expérimentateurs, et, surtout, du poids des objets à mouvoir. (Par exemple, lors des expériences de l’Ile Roubaud, alors que la médium a les pieds et les mains tenues, et que ses mouvements sont bien visibles, une grande
table pesant 24 kilos, et située derrière Myers, est complètement retournée.) Il revient sur cette question à propos des expériences conduites à Naples en 1908 par Everard Feilding, Hereward Carrington et Wortiey Baggally, qui, on le rappelle, étaient tous les trois rompus à la prestidigitation, et entraînés depuis des années à étudier
des médiums à effets physiques. Les séances de Naples se passaient dans une chambre d’hôtel dotée d’un éclairage électrique ; Eusapia était fouillée, la pièce inspectée minutieusement pour la circonstance avant chaque cession. Un sténographe spécialement recruté pour la circonstance notait chaque parole et chaque événement, et les notes étaient revues immédiatement après chaque séance. Pendant les onze séances qui se sont succédé, 470 phénomènes inexplicables (sons, lévitations ou déplacements d’objets, etc.) ont ainsi été enregistrés, sans qu’une seule fois la médium ait été prise à tricher. Un accordéon placé dans
un angle de la pièce, dans un cabinet fermé par un rideau, se met à jouer, alors que la médium est maintenue bien en vue à distance ; la table ronde autour de laquelle sont assemblés les contrôleurs lévite
complètement à plusieurs reprises; desobjets sortent du cabinet et viennent se placer sur la table ; les contrôleurs sont agrippés par des mains visibles ou invisibles ; un chausse-pied glisse tout seul en pleine lumière sur le plancher, et l’on peut s’assurer qu’il n’est tiré par aucun fil. Observations de Baggally : « J’étudie la prestidigitation depuis
l’enfance. Juste avant qu’un phénomène ne se produise, Eusapia
l’annonçait, et souvent elle décrivait la nature du phénomène en
question, et demandait aux contrôleurs de s’assurer qu’à ce moment là
ils tenaient bien fermement ses mains et ses pieds. Cette façon de
procéder est contraire à l’une des règles fondamentales de l’art de la
prestidigitation, lequel stipule que l’attention du public ne doit pas être
dirigée sur le moment décisif où les gestes nécessaires à la réalisation
du tour sont effectués » (Braude, p. 133). On objectera qu’Arsène
Lupin avait annoncé son évasion de la prison où il était retenu, et que
c’est cette annonce même qui lui a permis de s’évader. Mais, sur les
détails de cette évasion lupinesque, Maurice Leblanc est assez discret,
comme le sont les sceptiques qui affirment ou sous- entendent que la
diva, partout, parvenait à déjouer la méfiance des savants. Comment
s’y prenait-elle pour effectuer ses diableries ? Le dispositif est laissé en
boîte noire, et couvert par la présomption que de tels phénomènes sont impossibles. Il peut se faire, in fine, que Bernadette Bensaude-Vincent ait raison. Mais, pour le moment, je me borne à constater qu’il est prématuré de trancher.

(11) Sur les séances de la Sorbonne, voir, côté sceptique, le livre de Paul Heuzé, Les morts vivent-ils ? Deuxième série, l’ectoplasme. La Renaissance du livre, Paris, 1922. Le rapport des expérimentateurs concernant les séances avec Eva Carrière est donné dans cet ouvrage en
annexe, p. 231 sq. Pour la version des métapsychistes, voir René Sudre,La Lutte pour la métapsychique, un chapitre passionnant de l’histoire scientifique, Paris, Leymarie, 1926.

(12) Priée, dans son ouvrage sur Rudi Schneider, (Rudi schneider, A Scientific Study of his Médiumship, op. cit.) a donné une liste de ces défis
qui n’ont pas été relevés, ou qui ont conduit à l’échec ceux qui ont prétendu le faire. Ainsi le magicien anglais Maskeline fit publiquement
le pari de reproduire les phénomènes produits par l’archidiacre Colley.
Mis au pied du mur, il échoua et fut condamné par la justice à payer
l’enjeu du pari. D’autre part, des prestidigitateurs renommés ont
reconnu, publiquement, ou en privé, que s’ils pouvaient tout imiter
dans les conditions construites par eux, en revanche, ils étaient inca-
pables de reproduire les phénomènes dans les conditions qu’on impo-
sait aux médiums. Ce fut le cas de Robert-Houdin lui-même ; persuadé
qu’il allait démasquer Alexis Didier, il s’aperçut que ce dernier était
capable d’effectuer ses tours dans des conditions contrôlées par lui, et
a reconnu par écrit qu’il n’existait aucun prestidigitateur capable de
tels tours. Bellachini, prestidigitateur de la cour de Berlin, donna au
médium Slade un certificat dans lequel il reconnaissait que les phéno-
mènes produits par ce dernier n’étaient pas et ne pouvaient pas être le
fait d’un illusionniste. Le Polonais Rybka examina Eusapia Paladino et
déclara : « Malgré le contrôle le plus rigoureux, je n’ai pu découvrir
dans le médium aucune trace d’artifice ou de tromperie. J’ii vu des
phénomènes merveilleux que je considère comme nettement médium-
niques. » En 1909 Thurston, le plus célèbre illusionniste américain de
l’époque, examina à son tour Eusapia Paladino et affirma que les
phénomènes produits par cette dernière sous ses yeux ne pouvaient
relever de la fraude. Plus récemment, l’illusionniste français Ranki a
surveillé les torsions de métaux produites par le médium Girard, et
attesté qu’aucun trucage n’était possible dans les conditions qu’il avait
imposées. Ajoutons que certains prestidigitateurs renommés ont joué
un double jeu. Ils ont publiquement affirmé qu’ils pouvaient démasquer
tous les médiums, mais, en privé, ils ont reconnu qu’il n’en était rien.
Défier les métapsychistes fut pour eux un moyen de se faire connaître.
Ce fut, notamment, le cas du célèbre Houdini.

(13) Ainsi, le professeur Burdin, dans le cadre de la commission officielle
dirigée par Dubois d’Amiens, avait-il institué un prix qui proposait la
somme de 3 000 francs à tout somnambule capable de lire sans le
secours des yeux. Les trois somnambules qui s’étaient présentés ayant
échoué, le prix fut retiré en 1841. L’année suivante, le somnambule
Alexis commença à étonner par ses capacités de clairvoyance, et le
magnétiseur Marcillet écrivit à Burdin pour lui demander de remettre
son prix en jeu, en se déclarant persuadé qu’Alexis était capable de le
remporter. N’obtenant pas de réponse, il publia sa lettre dans plusieurs
journaux parisiens, mais l’académicien persista à faire la sourde oreille.
En 1857, Marcillet revint à la charge dans la presse, en demandant
qu’on mette en place une commission pour étudier Alexis. Mais en
vain. Aucune commission officielle n’étudia jamais le cas Alexis. (Ber-
trand Méheust, Un voyant prodigieux, p. 270 sq.)

(14) Paul Heuzé, Les morts vivent-ils ? Enquête sur l’état présent des sciences psychiques, Paris, La Renaissance du livre, 1921.

(15) Ce dernier point a été trop négligé et me semble prometteur. Des dossiers comme celui du somnambule Alexis Didier montrent au contraire que de nombreuses données n’ont pas encore été exploitées, parce que la curiosité des historiens n’a pas été sollicitée dans cette direction. (Bertrand Méheust, Un voyant prodigieux. Les Empêcheurs
de penser en rond, Paris, 2003.