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Commémoration de Charles Richet à l’Académie de Médecine

Commémoration de Charles Richet à l’Académie de Médecine

Le 14 novembre 2013, l’Académie nationale de médecine a organisé un colloque international intitulé « Charles Richet et son temps ».


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Cette commémoration était l’occasion de fêter le centenaire du prix Nobel de médecine de Charles Richet. Mais le personnage est si complexe qu’il a fallu tout le talent de Jérôme van Wijland, Directeur de la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine, pour réunir un panel d’intervenants assez compétents et représentatifs.
La journée a commencé par une introduction émouvante de Gabriel Richet, néphrologue membre de l’Académie de médecine, petit-fils de Charles Richet. En présence de plusieurs membres de la famille Richet, il rappela quels grands honneurs celui-ci avait glané de son vivant.
Pierre Ronco avait déjà mis en ligne une interview de lui, et Benoît Finck nous montrera, en fin de journée, un extrait de 10h d’entretiens où Gabriel raconte son grand-père, son goût pour la pêche en haute mer, ses rituels familiaux, ses dernières leçons métapsychiques à la Faculté, etc. Malheureusement, les télés publiques n’en ont pas voulu !

Ensuite, dans des exposés parfois techniques, François-Bernard Michel (Président de l’Académie nationale de médecine) et Jean-François Bach (Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences) ont présenté respectivement La découverte de l’anaphylaxie et le domaine plus large de l’immunologie à travers les 15 prix Nobel qui ont récompensé des recherches dans cette spécialité.
L’histoire de cette découverte est romanesque : Richet et Paul Portier ont pris part à des expéditions maritimes financées par le prince Albert Ier de Monaco, au large des îles du Cap-Vert, pour examiner des physalies très urticantes. En testant ensuite les substances toxiques ainsi isolées sur différents animaux – surtout des chiens – afin de les protéger du poison, à la manière d’une « vaccination » par accoutumance, Richet et Portier observèrent l’effet inverse : ils « sensibilisaient » les animaux qui mourraient assez rapidement dès qu’ils étaient réexposés au poison. Ils mesurèrent avec précision les doses et les durées de leur action avec une certaine ingéniosité.
Plus étonnant encore, ces recherches publiées en 1902 et qui lui valurent plus tard le prix Nobel (auquel Portier n’a pas été associé, injustement) ont occupé environ 6 mois de sa vie. Quand on sait que les Nobels actuels passent leur vie sur le même sujet d’étude ! Richet a bien sûr continué une veille scientifique sur l’anaphylaxie, mais il était déjà passé à d’autres choses.

Raymond Ardaillou (secrétaire perpétuel de l’Académie nationale de médecine) reviendra sur les travaux physiologiques de Charles Richet, en montrant la grande diversité de ses contributions et de ses inventions. Parfois, celles-ci furent des échecs : le jus de viande cru ne permit pas de traiter la tuberculose (zomothérapie) ; la sérothérapie ne fut pas appliquée à la bonne maladie (sinon, cela aurait pu lui valoir un autre Nobel !). Cela montre au moins que Richet était un chercheur très pragmatique qui essayait très vite de trouver des applications cliniques à ses découvertes.
Ardaillou donna néanmoins une série d’exemples de ses contributions toujours vraies 100 ans après :

 Avoir compris que la fécondation et le développement de l’embryon dépendent de facteurs « humoraux »

 Avoir affirmé la spécificité des anticorps : « A chaque antigène répond la formation par l’organisme d’un anticorps spécifique » même si les 2 antigènes ont des fonctions identiques mais proviennent d’espèces différentes

 Avoir décrit l’insuffisance rénale aiguë du « crush syndrome »

 Avoir montré que le rétablissement de la volémie par la transfusion de plasma est une urgence en chirurgie de guerre

 Avoir démontré le rôle de la pression osmotique dans l’excrétion de l’urine

 Avoir démontré le rôle de la contraction musculaire dans la thermogénèse, de la sudation et de la polypnée thermique dans la thermolyse (dit autrement : l’importance de la sudation pour diminuer la chaleur corporelle ; et pour les animaux à poil comme le chien, la diminution de la température par une respiration rapide ; si le chien a une muselière, il peut mourir de chaud !)

 Avoir démontré la synthèse hépatique de l’urée à partir de l’ammoniac

 Avoir décrit la sécrétion acide de l’estomac

Et le bilan se veut aussi critique :

 Richet a mésestimé l’anatomie pathologique et la biologie cellulaire

 Il a négligé l’analyse statistique des résultats alors que la distribution gaussienne était déjà connue et n’a pas prévu de groupe témoin

 Il a pensé que la rate jouait un rôle dans la nutrition

 Il a ignoré Mendel et la génétique

 Il a « donné de l’importance à la métapsychie » (on y reviendra !)

 Il a pensé que le régime sans sel est un traitement de l’épilepsie

 Il était trop dispersé dans ses thèmes de recherche

Charles RichetLes évaluations de ses recherches physiologiques sont donc contrastées. Mais Richet est loin de se borner au domaine de la physiologie. La diversité de ses contributions était telle que lorsque les gens ont appris qu’il avait reçu le prix Nobel, ils ne savaient pas si c’était celui de Médecine, de Littérature ou de la Paix !
L’intervention de la psychiatre Pierrette Estingoy, qui a consacré plusieurs de ses travaux universitaires à Richet, permit d’aller plus loin. Elle a commencé par poser la question : « Pourquoi personne ne parle de Richet ? » Car ce n’est pas au cours de ses études que lui fut présenté ce chercheur, et il lui a fallu passer plusieurs obstacles pour pouvoir communiquer à son sujet. Elle repère que Richet était créatif et isolé, avec une œuvre disparate et sans continuateurs désignés. Mais elle voit en lui du génie car il parvenait à associer des choses qui ne l’étaient pas habituellement. Ses intuitions lui ouvraient de nouvelles portes et créaient des ruptures épistémologiques.
Il hérite d’une famille chargée d’influences. (Portrait qui sera complété par le canadien George Weisz qui décrira « la dynastie Richet » et ses quatre générations de médecins membres de l’Académie de médecine). Son père Alfred Richet était professeur de médecine, grand travailleur et rigoureux. (Charles deviendra d’ailleurs professeur lui-même alors que son père n’était pas encore à la retraite !) Son aisance financière lui permit une grande liberté d’action.
Charles avait aussi comme grand-père maternel Charles Renouard, De lui viendra un legs moral avec un militantisme pacifiste, une haine des monarques, et un amour de la liberté et de la justice.
Autre influence de Charles Richet : Claude Bernard, camarade d’internat de son père. Sa défense de la méthode expérimentale le marquera profondément. Elle implique également une absence de positionnement idéologique, qui avait même été reprochée à Bernard par Letourneau, ce dernier le pressant en vain de choisir son camp entre matérialisme et idéalisme.
Il se trouve qu’Alfred Richet avait comme amis Paul Broca et Eugène Azam. Ces lecteurs de Braid avaient testé l’hypnose à une période où celle-ci était encore marquée du tabou du « somnambulisme artificiel ». Leur opération chirurgicale avec l’hypnose comme anesthésiant était restée lettre morte en 1859. Mais Richet, lors de sa deuxième année d’internat, commença à pratiquer l’hypnose sur ses patients. Arrivé au service de Moreau de Tours, il s’est alors rendu compte que Ruault testait aussi l’hypnose. Il se décida alors à publier un premier article en 1875 avec un choix de mots bien spécifique, puisqu’il parla de « somnambulisme provoqué » et théorisait déjà les différences inter-individuelles en matière de « suggestibilité ». Même si son père lui avait dit qu’il ruinerait ainsi sa carrière, Charles montrait déjà son caractère de subversion scientifique. Il développa par la suite une théorie de l’appareil psychique originale.
Estingoy osera faire un lien entre l’intérêt pour l’hypnose et l’anaphylaxie : à chaque fois, il s’agit d’observations « exceptionnelles » en psychologie et en physiologie. S’intéresser à ces « accidents », à ces « anomalies », pour explorer de nouveaux champs du savoir, voilà l’attitude de curiosité scientifique fondamentale qui caractérise Richet. Estingoy fera l’éloge de cette capacité à savoir s’écarter des sentiers battus, à ne pas toujours généraliser (pour expliquer les accidents par des hypothèses prosaïques, sans examiner les détails). Elle nous parlera d’ailleurs de sa pédagogie : il donnait des cours sans se servir de notes, car son but était d’éveiller les esprits, de transmettre la passion, de cultiver une capacité d’émerveillement. Pour le savoir, il suffisait d’ouvrir les manuels.
On apprendra également que Richet avait mené une contre-pétition pour que les femmes puissent faire l’internat de médecine.

Ardaillou reprochait à Richet son intérêt pour la métapsychique. Jacqueline Carroy (Directrice d’études à l’EHESS, Centre Alexandre Koyré) était chargée d’aborder ce sujet compliqué. Mais elle a préféré le prendre de biais en ne s’intéressant qu’aux productions littéraires et fictionnelles de Richet, censées éclairer ses travaux métapsychiques et ses croyances profondes. Sa position est énoncée d’emblée, au grand soulagement de l’assistance : « Je ne m’intéresserai pas à la véracité des faits mais à leur relation avec l’œuvre littéraire. »
Richet a effectivement écrit beaucoup. Jean-Marie Seillan (Professeur, à l’Université de Nice-Sophia Antipolis) y reviendra en examinant une partie de l’œuvre littéraire de Richet, à savoir ses fables, nouvelles, et petites pièces de théâtre (dites « proverbes ») publiées à la fin du XIXe siècle avec un certain succès. Carroy se concentre sur les romans Possession et Sœur Marthe, et surtout sur Au seuil du mystère. Elle fait remarquer que ce dernier roman est d’abord paru en portugais en 1926 avec un avant-propos en français (distribué à tout le public) et seulement en 1934 en français, accompagné de deux autres nouvelles.
L’intrigue d’Au seuil de mystère tourne autour d’une réincarnation, dont l’interprétation naturelle ou surnaturelle n’est pas tranchée. (Carroy ne mentionne pas le cas de Lurancy Venuum qui avait conduit James, Myers et d’autres à discuter ce phénomène).
Pourquoi ce décalage entre les publications portugaises et françaises ? Richet a dit que ce roman aurait nui à la métapsychique s’il était paru en 1926, car il aborde des phénomènes trop « occultes ». Dans son analyse de ce texte, Carroy va jusqu’à en déduire que Richet avait finalement développé, sur la fin de sa vie, des « croyances complexes, fluctuantes et clivées » teintées d’esprits et de réincarnations. Carroy pense que ces fictions illustrent et hyperbolisent le travail de Richet. Expriment-elles vraiment une réalité ? Une conviction surnaturelle chez Richet le matérialiste de toujours ?
Pour appuyer son propos, Carroy passe très rapidement en revue une chronologie de travaux dans le champ de la métapsychique. Elle parle des témoignages récoltés par Richet durant la Grande guerre, sans les analyser. Puis, en 1922 à la Sorbonne avec la médium Marthe Béraud, et en 1923 au Collège de France avec le médium Jean Guzik, « d’illustres savants » ont menés quelques expériences sur l’ectoplasmie et ont conclu à la fraude (sans parvenir à la démontrer). Carroy suit leurs conclusions et, quoique Richet ait qualifié ces expériences de « tapageuses », elle pense qu’elles l’ont affecté au point de le faire se résoudre à mettre sous silence ses hypothèses privilégiées. Elle cite même (sans l’avoir vérifié) une supposée résolution prise lors du 3e congrès international de sciences psychiques en 1927, selon laquelle les métapsychistes auraient abandonné l’hypothèse de la survivance après la mort. (Une résolution avait seulement été adoptée à l’unanimité en 1923 pour faire le distinguo entre « sciences psychiques » et « spiritisme ».) Richet se serait donc retenu parce que ses croyances spirites n’auraient pas été bien reçues…
En 1934, il n’aurait plus eu grand-chose à perdre, avec le degré de marginalisation scientifique atteint par la métapsychique. Par la fiction, Richet aurait rendu publiques ses « tentations spirites qui ne disent pas leur nom ». On nage en pleine confusion ! Sauf à considérer qu’une œuvre fictionnelle est à prendre au pied de la lettre, il n’y a pas moins spirite que Richet.
Il est tout de même malheureux que l’Institut Métapsychique International n’ait pas été contacté pour donner un aperçu réel des travaux et opinions de Richet en la matière. A une question du public sur ce qu’il en était aujourd’hui de la « Société de parapsychologie d’Oxford » dont Richet aurait été deux fois président, Carroy n’est pas parvenue à répondre (alors que la Society for Psychical Research née à Cambridge, dont Richet fut président en 1905, est toujours vaillante, comportant dans son comité une dizaine d’universitaires britanniques). Mais surtout, il aurait fallu mentionner, à ce moment ou à un autre du colloque, que la fondation de l’IMI, dont Richet a été président d’honneur de 1919 à 1930, puis président de 1930 à sa mort, existait toujours et continuait, autant que possible, son œuvre, c’est-à-dire l’emploi de la méthode expérimentale pour comprendre l’inconnu sans se positionner idéologiquement.

D’autres interventions lors du colloque ont exploré des contributions de Richet à d’autres domaines :

 son investissement dans le développement de la bibliographie scientifique (Alex Csiszar)

 son travail de pionnier dans les avions monoplans avec Tatin et les gyroplane avec Breguet (Claudine Fontanon)

 son investissement dans une certaine forme de pacifisme patriote (Jay Winter)

 son entreprise littéraire (Jean-Marie Seillan), mais sans analyser ses poèmes primés et ses pièces de théâtre jouées par Sarah Bernhart, etc.

Une intervention importante et compliquée portait sur l’eugénisme, par la spécialiste Anne Carol (Professeur d’histoire à l’Université d’Aix-Marseille, Institut universitaire de France). Celle-ci a bien restitué le contexte dans lequel Richet a milité pour l’eugénisme (notamment dans son livre La sélection humaine de 1919). Elle refusait pourtant d’en faire un cas exemplaire, de se servir de l’histoire pour juger voire diaboliser Richet, car il était loin d’être le seul savant à avoir partager ces idées. Son diagnostic de « déchéance de la société » correspond à un sentiment diffus depuis la défaite de 1870, et ce pessimisme fut encore accru par la victoire de 1918. Richet partageait une grande peur du métissage des « trois grandes races » (blanche, noire, jaune), mais ne faisait aucune distinction entre les blancs. Par exemple, il n’était pas antisémite, comme en témoigne son intervention dans l’affaire Dreyfus. Il condamna les totalitarismes d’Hitler, Mussolini et Staline en 1935.
C’est plutôt en scientifique, poussant le raisonnement biologique jusqu’à ses extrêmes, que Richet proposait des solutions radicales pour stopper toute « dégénérescence » dans la société. Mais ses travaux en la matière ont un statut ambigu. Son implication dans le mouvement eugéniste est très faible, malgré le fait qu’il ait associé son nom aux activités de la Société française d’eugénisme. Si ses idées en la matière ne sont pas excusables, le personnage de Richet ne s’y réduit pas.

Au final, ce colloque était le plus complet jamais réalisé sur Richet. Pourtant, il manquait encore des interventions sur son implication dans la diffusion de l’espéranto, son rôle moteur dans l’institutionnalisation de la psychologie et de la parapsychologie, son rôle dans l’intégration des probabilités en sciences humaines, etc. Il est étonnant que ses idées eugénistes aient pu être traitées avec précision et pondération, alors que ses idées métapsychiques ont été déformées et coupées de leurs bases historiques. S’agissait-il d’un rite funéraire pour rendre finalement présentable ce savant atypique ? Nous espérons que cette commémoration ne vienne pas enterrer l’héritage de Charles Richet mais incite à l’approfondir.