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Augustin Lesage un peintre… mineur

Augustin Lesage un peintre… mineur

Cet article est un extrait du livre de Djohar Si Ahmed, Comment penser le paranormal (L’Harmattan, 2006, pp. 230-233) qui porte sur un célèbre artiste médiumnique.


Dix ans environ après l’odyssée de Desmoulin, se situe une autre aventure, tout aussi singulière, celle d’Augustin Lesage, mineur, comme il est de tradition familiale, à Ferfay dans le Nord de la France. Vie de labeur, sans ou presque sans apport culturel ou intellectuel extérieur.
C’est alors qu’il est seul au fond de la mine, un jour de 1911, qu’il entend une voix lui annoncer « un jour tu seras peintre ». On imagine la frayeur que lui cause une telle voix et surtout une telle annonce.Augustin_Lesage_-_tableau.jpg
Une dizaine de mois plus tard, il entend par « hasard » un de ses camarades parler de communication avec les esprits. Les voix entendues au fond de la mine prennent tout à coup un sens : et si c’étaient les esprits qui lui avaient parlé ? Voilà donc Lesage, sa femme, son ami Ambroise Lecomte et sa femme, ainsi qu’un autre mineur, autour d’un guéridon qui promeut très vite, Lesage médium. A la séance suivante, sa main saisie de tremblements veut impérieusement écrire ce message que je ne peux oublier[[E. Osty : « A. Lesage, peintre sans avoir appris » in Revue_Metapsychique, N° 1, 1928. Récit fait à Osty en mai 1927 par Lesage lui-même p. 2-3.]] :

Aujourd’hui nous sommes heureux de nous communiquer à vous. Les voix que tu as entendues sont une réalité. Un jour tu seras peintre. Ecoute bien nos conseils, et tu verras qu’un jour tout se réalisera, tel que nous le disons. Prends à la lettre ce que nous te disons et ta mission s’accomplira.

Des messages lui parviennent, messages qui lui enjoignent d’aller à la ville voisine acheter pinceaux, toiles et couleurs. Lesage obtempère et ramène chez lui le matériel acheté selon les indications des esprits, notamment une toile de 3 m sur 3, qu’il a bien du mal à transporter. Et il se met à peindre, bien qu’il n’ait jamais touché un pinceau ou une toile. Lorsqu’il revient de la mine, harassé de fatigue, le simple fait de s’installer devant son chevalet en fait disparaître toute trace. Il peut alors peindre pendant des heures.
Les esprits[[A la question « Quels sont vos guides ? Lesage répond : « Pour les premiers messages et les premiers dessins (..), c’est ma sœur Marie. Ensuite à partir de la peinture à l’huile, ce fut Léonard de Vinci. Depuis 1925, c’est Marius de Tyane » in Osty, op. cité, p. 7. ]] se montrent particulièrement complaisants à son égard, dans l’assistance technique et picturale : préparation et mélange des couleurs choix des pinceaux, et bien sûr guident son pinceau dans d’époustouflantes compositions abstraites, toujours symétriques, par rapport à un axe vertical.
Le style de Lesage est unique. Il ne s’inscrit dans aucune filiation et pourtant il est immédiatement reconnaissable. Après les tâtonnements du début, son style restera le même jusqu’à la fin de sa vie. Sa peinture atteste non seulement d’un souci du détail mais aussi d’un sens remarquable de la composition d’ensemble. Il peint par petites surfaces, procédant de proche en proche, sans prendre de recul par rapport à la totalité de sa toile. Ses tableaux parfaitement symétriques peuvent être regardés de prés comme de loin :

A l’Institut Métapsychique où elle a été exposée, (…) la première toile de Lesage a été admirée par tous les visiteurs, parmi lesquels une quarantaine d’artistes peintres. L’un de ces derniers me disait (…) : combien il est étrange que ce mineur soit arrivé à cette forme d’art (…) : si l’on donnait à n’importe quel peintre une toile de 9 m² à couvrir de peinture à sa guise, il adapterait inévitablement l’ampleur de sa composition à l’étendue de sa toile ; pour une plus grande surface il concevrait de grands sujets, quel que fût le genre de sa peinture. Or Lesage s’est comporté en miniaturiste avec une sorte d’inconscience du temps à passer et de la difficulté. Il a peint (…) des sujets faits d’éléments décoratifs minuscules, qui gagneraient à être regardés à la loupe au lieu d’y disparaître. Cette œuvre est une profusion de beautés. Qu’un ouvrier sans pratique de la peinture ait été capable de la faire, c’est vraiment extraordinaire[[E. Osty opus cité, p.11.]].
Que représentent ces œuvres de Lesage ? Rien qui puisse être défini. Ni abstrait, ni vraiment figuratif, des formes géométriques évoquant des temples égyptiens, des images kaléidoscopiques, des frises « Art déco ». Formes souvent belles, d’exécution minutieuses, toujours symétriques entre le côté gauche et le côté droit. Parmi ces formes géométriques et comme « serties » en elles, des personnages bibliques, mythologiques complètement « plaqués » dans des attitudes hiératiques, sans aucune expression discernable.
L’œuvre de Lesage, aussi réussie soit-elle, se présente comme une peinture schizophrénique avec toutes ses caractéristiques : remplissage de toute la surface, pas de vide, maniérisme, géométrisation, sans distinction du dedans et du dehors, mélange dans un même tableau de motifs de l’Égypte ancienne et des personnages inspirés de l’iconographie chrétienne.
Quant au spectateur médusé par la prouesse technique que représente la réalisation de tels tableaux, il ne peut guère trouver sa place, ni accrocher la moindre identification, face à ces efflorescences psychotiques. Ces dernières coexistant chez Lesage, avec une personnalité parfaitement adaptée aux exigences de la vie sociale, familiale et professionnelle.
En 1921, Jean Meyer (fondateur de l’IMI) ayant eu vent des réalisations de Lesage, lui rend visite avec Pascal Forthuny. A la suite de quoi Augustin Lesage est invité à Paris, où Jean Meyer organise pour lui des expositions. Il quittera définitivement la mine en juillet 1923 pour se consacrer à sa peinture, avec le soutien matériel et moral de Jean Meyer.
Invité par Osty à l’IMI et sous son contrôle, il exécutera publiquement entre le 6 avril et le 10 mai 1927 une toile[[La plupart de ses toiles (225 répertoriées), sont exposées au Musée de Béthune.]] de 3 m sur 2 m 50 !

Je sais bien que je ne puis rien peindre si je ne me mets pas sous l’influence des Esprits. Quand je travaille, j’ai l’impression d’être dans une autre ambiance que celle ordinaire. Si je suis dans la solitude, j’entre dans une sorte d’extase. On dirait que tout vibre autour de moi. J’entends des cloches, un carillon harmonieux, tantôt loin, tantôt près, cela dure pendant tout le temps que je peins[[J.L Victor, A. Lesage ou le Pinceau des dieux, Editions Reyne de Coupe, 1996, p. 38.]].
Augustin_Lesage_-_portrait_et_galerie.jpg
Dans Eléments pour une psychanalyse de l’œuvre d’A. Lesage, M.F. Lecomte-Edmond, analysant sa biographie, les des témoignages disponibles et l’impression que lui laissent ses œuvres, écrit au sujet de sa problématique :

Cliniquement Lesage est un délirant mystique, dont la fantasmagorie est heureusement endiguée par des mécanismes de défense obsessionnels. Identifié à sa sœur Marie (…), Augustin Lesage est inconsciemment devenu peintre pour exorciser une angoisse de mort, remplir le vide mortifère et s’assurer de l’immortalité. Bien entendu cela n’explique ni ne réduit son talent. Cela rend seulement compte de processus pulsionnels qui en ont suscité l’éclosion[[In Augustin Lesage, 1876-1954, Rétrospective, Paris, Philippe Sers -Vilo, 1988, p. 83.]].
A dix ans de distance et dans deux milieux fort différents, des similitudes troublantes apparaissent entre Lesage et Desmoulin :

Leurs carrières de peintre médiumnique débutent par une rencontre avec le spiritisme (voix et écriture automatique),

Une totale croyance dans l’intervention des esprits (Vieux maître, Instituteur, Astarté pour Desmoulin et sa sœur Marie, Léonard de Vinci, Marius de Tyane pour Lesage), croyance donc en l’exogénéité du principe dictant, selon la formule de Breton,

Une grande similitude dans les propos des esprits, à la fois guide et instance maternelle : « Tu seras un grand peintre, tu réaliseras une grande oeuvre» sont des injonctions retrouvées chez chacun d’eux,

Desmoulin et Lesage ont connu une phase au cours de laquelle ils ont exercé (sur injonction des esprits) une activité de guérisseur,

Tous deux enfin ont trouvé dans cette aventure spirito-picturale, l’équivalent d’une thérapie ; à l’égard d’un deuil impossible chez Desmoulin, à l’égard d’angoisses de mort inconscientes chez Lesage, et probablement d’une problématique psychotique qui ne s’est jamais cliniquement révélée :

En anticipant sa mort avec le commerce avec les défunts, Lesage est parvenu à donner une vie symbolique à un destin de sous-homme. Ses croyances spirites se sont vérifiées au-delà de toutes ses espérances, puisque son œuvre lui survit à l’instar d’un périsprit, mais plus énigmatique encore, plus imprévisible et combien plus inventive[[Michel Thévoz, Art, psychose et médiumnité, Paris, La Différence, 1990, p. 162.]].

Dans les cas de Lesage, de Desmoulin et probablement dans beaucoup d’autres (Victorien Sardou, Hugo d’Alési), une énigme demeure que ne pourront résoudre ni les interprétations psychanalytiques, ni les interprétations sociologiques, économiques ou contextuelles (vogue du spiritisme).
Pourquoi et comment ces personnes ont pu ou ont su trouver cette voie singulière d’expression qui sans aide extérieure, hormis celle des « esprits », leur a permis de sortir de leur condition d’endeuillé, d’enfermement intérieur, de leur souffrance, pour accéder à une vie que rien dans les conditions initiales, ne pouvait laisser envisager ?
Quel est cet autre ingrédient qui, au-delà de la psychose, au-delà du deuil, au-delà des séparations précoces, au-delà des conditions socio-économiques et culturelles, vient alchimiser, transmuter de façon exemplaire, le destin banal de ces individus ?