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Art, psychanalyse et médiumnité

Art, psychanalyse et médiumnité

par Djohar Si Ahmed 

Nous nous proposons, dans cet article de présenter un historique et quelques articulations entre art, médiumnité et psychanalyse et ce à travers la rencontre étonnante que l’on retrouve au XIXième siècle, et le début du XXième siècle, entre la vague du spiritisme, la psychologie et la psychothérapie naissantes et l’étude des médiums et des productions médiumniques.


Cette rencontre, et cet intérêt des psychiatres comme Théodore Flournoy, fut possible car le phénomène spirite devint une telle mode qu’aucun milieu social ne sut lui résister. Il devint alors de bon ton de parler avec les esprits en perfectionnant le mode de communication : tables tournantes, écriture automatique, expériences de transes médiumniques, etc. Toutes sortes d’Esprits, des sages, des moins sages, des intelligents, des moins intelligents, bref toute la panoplie des caractères humains se retrouvaient dans les messages dictés depuis l’Au-delà. Cette pratique prit une telle ampleur que les soirées spirites devinrent très en vogue dans tous les salons de l’époque. Les « Tables tournantes de Jersey » (1923) sont un témoignage de cet engouement qui contamina le plus célèbre poète et romancier du XIX siècle : Victor Hugo.

Le spiritisme

La pratique spirite présuppose une possible communication avec l’esprit des morts par le biais d’un médium en transe, et se révéla dans tout le courant du 19ième siècle riche en manifestations paranormales : coups frappés, lévitations d’objets ou de personnes, révélations, apparitions, écriture, dessins et peintures automatiques.

Le postulat de base étant bien entendu la croyance en une survie de l’âme susceptible de se manifester à travers ces productions: stratégie extraordinaire destinée à nier l’aspect radical de la mort en rétablissement le contact avec les disparus.

La multiplication des séances spirites sous le contrôle de chercheurs, la recherche d’un code de communication de plus en plus perfectionné avec les  » Esprits « , mirent en évidence un facteur décisif : il fallait tenir compte de la personnalité des participants. Les esprits allaient ou non se manifester en fonction de l’attitude des sujets à l’égard de ces phénomènes.

A Paris, la fièvre spirite s’empara de tous les milieux et devint une véritable religion, dont la « bible » fut écrite par un instituteur : Hippolyte Rivail. Sous le nom d’Allan Kardec, il écrivit en effet le « Livre des Esprits » dont le contenu lui aurait été dicté par des Esprits, au cours de séances spirites (Kardec, 1857) livre qui devint, selon l’expression de Janet « un guide, non seulement pour les spirites, mais aussi pour les Esprits » ! Le médium devint un personnage exceptionnel qui prêtait son corps et sa voix à un ou plusieurs « esprits-contrôle  » en se mettant en état de transe, état qui s’inscrivait dans la parfaite continuité des travaux sur le sommeil somnambulique.

Le monde scientifique était soucieux de trouver des explications rationnelles à ces phénomènes. Grâce aux qualités d’un médium, les esprits s’exprimaient à travers des tables qui bougeaient, des textes d’écriture automatique, des voyances concernant les participants et bien sûr des dessins et peintures médiumniques.

En Angleterre, une institution la SPR, fut fondée à 1882, dans la perspective d’étudier ces phénomènes.

Frederick Myers, passionné de spiritisme en fut l’un des principaux fondateurs. Il réunit un matériel considérable, et se lança dans l’étude et l’analyse des rapports qu’entretenait les phénomènes paranormaux ( la télépathie, la voyance, la communication avec les esprits, et toutes les réalisations dites médiumniques ) avec l’hypnose, le sommeil, le rêve, l’imagination, bref, avec l’ensemble de la vie psychique et des manifestations s’y rapportant. Il put ainsi élaborer le concept de « Moi subliminal » ou instance inconsciente mais active, capable de faire irruption dans la conscience dans des conditions particulières que nous appellerions aujourd’hui  » états de conscience non ordinaires ».

Ainsi se superposaient plusieurs capacités de ce moi subliminal . permettre l’accès à un matériel enfoui dans les profondeurs de l’inconscient inaccessible aux sens habituels :

– A travers des rêves, ; des révélations, des prémonitions (ESP),
– Par la mobilisation d’ énergies s’extériorisant dans le monde extérieur (PK),
– A travers un médium, entrer en relation avec les morts.

« Nous possédons, écrivait Myers, des facultés qui sont devenues supra-liminales (ou conscientes) sous l’influence de la lutte pour l’existence. Mais nous en possédons d’autres que la lutte pour l’existence a laissées intactes et qui sont restées subliminales. Le Moi supra-liminal n’a pas accès à ces dernières facultés. Mais à la suite d’un hasard de l’évolution ou d’un exercice quelconque, il se produit en un point une communication entre les différentes couches de notre être, une faculté subliminale apparaît au grand jour de la conscience supra-liminale » .

Il existerait donc non seulement une communication possible entre les parties supra-liminale et subliminales de plusieurs individus ; autrement dit, entre l’inconscient et le conscient, et entre les inconscients. Le moi subliminal de Myers préfigurait l’inconscient tel qu’il sera formulé par ses successeurs: Janet, Flournoy , Freud mais aussi Jung.

Flournoy et Miss Smith

1900, année de la publication à Vienne de l’Interprétation des rêves de Freud, est aussi l’année de la publication à Genève du livre de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Que cachait ce titre étrange d’un ouvrage qui eut à l’époque de sa parution un succès retentissant et qui tomba dans l’oubli jusqu’à ces dernières années ?

Théodore Flournoy, médecin, philosophe, grand humaniste, influencé par les travaux de Frederick Myers, notamment par sa théorie du moi subliminal, rencontra – lors d’une séance spirite à laquelle il avait été invité par un professeur au Collège de Genève – un médium, Catherine-Elise Mûller, qu’il appellera par la suite Hélène Smith. C’était en décembre 1884, le spiritisme étant toujours très en vogue dans le milieu genevois comme dans les milieux anglais ou français, de nombreuses personnalités tenaient salon en offrant à leurs invités les prouesses d’un médium.

Hélène Smith, au cours des nombreuses séances données en présence de Flournoy et du linguiste Ferdinand de Saussure, « revivait » en état de transe trois vies antérieures, trois cycles : le cycle martien au cours duquel elle présentait des phénomènes de glossolalie et utilisait une langue inédite ; le cycle hindou, retrouvant une de ses vies antérieures de princesse hindoue, et le cycle royal, où elle revécut la vie de Marie-Antoinette (Flournoy T., 1900). La « reviviscence » de ces cycles s’accompagnait de l’utilisation par le médium de langues inconnues dont Ferdinand de Saussure étudiera la richesse et les structures linguistiques très élaborées, qui contrastaient étrangement avec la relative inculture d’Hélène Smith à l’état de veille. Ce sont les capacités extraordinaires que lui conféraient à la fois son guide et sa médiumnité, qui rendirent Hélène Smith capable de telles productions colorées par la croyance en la réincarnation. En effet, dans la pure tradition spirite, Hélène Smith avait un guide, Léopold, qui prenait dans le cycle royal l’identité de Cagliostro !

Outre ces récits, Hélène Smith avait également recours à l’écriture automatique ou à des dessins, toujours sous la direction de cet esprit. Nous n’entrerons pas ici sur l’analyse des relations particulières qui reliaient ce médium à Flournoy, mais il va sans dire que les relations inconscientes s’établissant entre un médium et le participant (ici le médecin) par l’intermédiaire d’un tiers-esprit peuvent expliquer certains aspects de ces productions médiumniques .

Au grand dam des spirites, Flournoy en vint à démontrer dans son analyse des récits de Mlle Smith, que ses multiples réincarnations n’étaient en fait que des résurgences de « romans de l’imagination subliminale » forgées au cours de sa vie, notamment de son enfance, puis oubliées, peut-être engrammées, sous forme de  » cryptomnésies  » , refaisant surface lors d’états modifiés de conscience. Cette idée se rapprochait de la conception d’une fonction mythopoïétique décrite par Myers. C’est-à-dire la capacité d’une partie du moi subliminal à créer sans cesse des romans intérieurs. Il donnait ainsi une explication plus vraisemblable de ces « informations émanant d’esprits désincarnés ».

Ce faisant, Flournoy esquissait avec un génie certain, une approche extrêmement originale de ce que nous appelons aujourd’hui  » états non ordinaires de conscience « , jetant un pont entre ces phénomènes occultes et l’inconscient, dans le même temps où ses conceptions se rapprochaient à certains égards de la théorie de l’inconscient tel que Freud le définissait à la même époque.

Ainsi, quelles qu’aient pu être les influences réciproques, Théodore Flournoy découvrit en même temps et parallèlement à Freud, l’existence des forces inconscientes sous-tendant l’activité de la vie psychique. Cependant il observa surtout les extraordinaires capacités créatives, imaginatives artistiques et paranormales de toute cette face cachée de la psyché qui sommeille sous le seuil de la conscience, et auxquelles le sujet peut avoir accès en état de transe médiumnique. Aspect de la psyché certes peu exploré par Freud, mais que l’on retrouve aujourd’hui dans les conceptions actuelles de l’inconscient qui président à certaines approches thérapeutiques comme l’hypnose ericksonienne.

Outre la prise en compte d’un matériel refoulé (théorie freudienne), faisant retour à la conscience, cette appréhension de l’inconscient mettait l’accent sur ses aspects positifs : inconscient créateur, protecteur, compensateur et ludique. Un inconscient donc synonyme de ressources et de potentialités créatrices. Que ces potentialités créatrices soient possiblement celles du sujet, qu’elles soient jusque-là inhibées, mais conformes à sa culture, à son être conscient, à sa trajectoire, cela n’aurait rien de très étonnant. Mais le moi subliminal et sa fonction mythopoïetique ( selon l’expression de Myers) ouvrait à des conceptions encore inadmissibles pour beaucoup : l’émergence de capacités créatrices, (mais aussi d’un savoir, d’un style, de matériaux divers) en rupture complète avec la personnalité habituelle du sujet, son mode d’être, sa culture, ses connaissances. Ce qui était le postulat de base des spirites : une personnalité étrangère, pouvait investir et s’exprimer à travers une autre personnalité : celle du médium.

La croyance spirite selon laquelle l’âme des défunts se manifesterait aux vivants était à l’évidence très prégnante en cette fin de 19ième et les conclusions de Flournoy furent très mal acceptées. De vives polémiques s’engagèrent entre spirites et psychistes. Au demeurant les méthodes adoptées par les spirites procurèrent de façon incidente de remarquables moyens d’exploration de l’inconscient.

En 1906, autre publication de Flournoy relative aux écrits d’une étudiante américaine, Miss Miller, auteur, en état hypnotique et hypnagogique, de poèmes et surtout d’un drame dont le personnage était un héros Aztèque ou Inca. Ces matériaux, dont elle n’avait aucune connaissance à l’état vigile ordinaire, passionnèrent Jung qui leur consacra un écrit important.

Parmi les idées avancées par Jung, retenons la possibilité, dans ces états d’exprimer un certain nombre de matériaux à travers des symboles, pouvant avoir une portée universelle, ce qu’il conceptualisera plus tard, sous le terme d’archétype.

Le mode d’obtention de ces matériaux extraordinaires impliquait l’entrée dans un état de transe. L’entrée dans cet état pouvant être spontanée ou induite par un certain nombre de techniques dont l’hypnose. Une des caractéristiques de ces états réside dans leur étonnante ouverture du champ de la conscience : accès à des données, des informations, inconnues du sujet à l’état de veille, inaccessibles aux sens habituels, mais qui en règle générale ont un sens, une résonance avec l’histoire ou la problématique du sujet. La sienne, mais aussi, à travers la sienne, celle de ses ascendants. En règle générale… mais pas toujours.

Extraordinaires dans l’obtention, mais souvent de moyenne voire très moyenne qualité artistique chez la plupart des médiums : les écrits sont en général pauvres quant à leur contenu ou comportent des élucubrations philosophiques sans intérêt. Avec cependant parfois d’authentiques informations révélées au participant sur sa vie réelle. Idem pour les peintures : si l’on considère les tableaux d’Augustin Lesage, leur facture témoigne d’une maîtrise technique inouïe chez un homme qui en était dépourvu en état vigile ordinaire ; mais leur pouvoir émotionnel est faible. De même les tableaux d’Hélène Smith réalisés après sa rupture avec Flournoy, qui sont d’une grande puérilité.

D’un point de vue psychologique, et psychanalytique, l’effet de compensation, voire de revanche (inconsciente) est sans doute l’un des moteurs, mais pas le seul de ces productions. Chez des personnes peu gratifiées dans leur existence – financièrement, affectivement, culturellement, socialement- pouvoir par cette capacité, se saisir d’un mode d’expression réservé en général à l’élite, leur confère une identité hors du commun. Des esprits (souvent ceux de gens célèbres décédés) ont eu la magnanimité de les choisir comme intermédiaires entre le monde des morts et celui des vivants, et leur permettent d’avoir ces perceptions et ces réalisations extraordinaires.

Une prestation médiumnique réussie place de toute évidence le médium dans une position où le sujet étaye son sentiment d’être et son identité par la grâce d’un autre idéalisé tout-puissant consentant à lui accorder son intérêt et à l’animer. Ainsi, une certaine revanche est prise par des sujets dont la vie est pauvre ou écrasée par un parent prestigieux. Hélène Smith grâce à ses talents médiumniques retint pendant 5 années l’attention exclusive d’un médecin qui devenait un peu son obligé. De même pour Charles, le fils de Victor Hugo, si petit devant son illustre père, devenant le médium  » exigé « , (sinon le guéridon restait silencieux !) par lequel, les esprits de gens célèbres acceptaient de dicter des poésies. Ces poésies, étaient prises en note par le père, relégué au rang de scribe. Grâce à cette capacité médiumnique, le sujet, Charles en l’occurrence, pouvait sans affrontement direct, en y étant apparemment pour rien (Ce sont les esprits et la table qui exigent la présence du fils pour parler au père) se restaurer narcissiquement.

Van Gogh

Si des personnes peu douées à l’état de conscience ordinaire, peuvent par l’état médiumnique accéder à des capacités créatrices insoupçonnées ( qu’elles soient géniales ou pas) on sait par ailleurs, à travers de multiples témoignages que les grands créateurs ont souvent été surpris dans des états  » hallucinés « , c’est-à-dire ouverts sur d’autres dimensions, à l’occasion de leur geste créateur. Le témoignage de Milliet, le modèle ayant posé pour le tableau  » Portrait d’un Zouave  » illustre bien ce point. Cet homme était à Arles un familier de Van Gogh à qui ce dernier donnait avec grande affabilité des cours de dessin. Lorsque le contexte changeait, lors Milliet prenait la pose, Van Gogh son pinceau,  » Alors ça n’allait plus, il devenait anormal(..) se mettait en colère,, paraissait fou.. Il peignait trop large, il ne prêtait aucune attention aux détails, il remplaçait le dessin par les couleurs .  » Ainsi Van Gogh entrait-il probablement en transe devant son chevalet. Etat de conscience modifié sûrement très proche si ce n’est identique, aux états médiumniques.