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Kant et Swedenborg

Kant et Swedenborg

Dans Les rêves d’un visionnaire (Vrin, 1977) Kant s’en prend à Swedenborg, pour démontrer l’impossibilité de l’intuition intellectuelle.


A fois fasciné et horrifié par le visionnaire suédois, il commence par un exposé dogmatique, puis examine avec ironie quelques hauts faits de clairvoyance qui lui sont attribués. Le premier concerne la rencontre avec la princesse Louise-Ulrique, épouse d’ Adolphe-Frédéric, monté sur le trône de Suède en 1751. En 1761, cette dernière fait appeler le visionnaire pour lui demander des informations d’ordre privé, et, selon le témoignage des personnes présentes, est stupéfaite par la réponse qui lui est faite.

Le deuxième cas concerne la veuve d’un noble hollandais, M. de Marteville. Cette dernière se voyait réclamer par un orfèvre une dette impayée de son mari défunt. Persuadée que son époux s’était acquitté de sa dette, elle ne parvenait pas à trouver la quittance. Elle s’en ouvre donc à Swedenborg, le priant de questionner les esprits à ce propos. Quelques jours plus tard, le voyant lui fournit la bonne réponse: le document recherché se trouve dans la cachette secrète d’une certaine armoire. La troisième histoire examinée par Kant est la plus connue: c’est le fameux récit de l’incendie de Stockholm que Swedenborg aurait vu en direct, le 19 juillet 1759, alors qu’il se trouvait à Göteborg.

Ces faits sont très dérangeants et le philosophe a bien conscience des enjeux, puisqu’il s’exclame dans les premières pages de son pamphlet: « quel aveu capital et quelle perspective de conséquences étonnantes, si l’on pouvait présupposer qu’un seul de ces faits soit garanti ». (p. 48) L’aveu capital que les visions de Swedenborg obligeraient à concéder, c’est évidemment la possibilité d’une connaissance suprasensible. Accepter de tels faits, cela reviendrait tout simplement pour Kant à renoncer à sa pensée. Il va donc s’attacher à ruiner a priori l’idée d’une communion des esprits par laquelle le visonnaire suédois explique sa clairvoyance.

C’est en effet par le canal des Esprits que Swedenborg pense avoir accès à la connaissance d’événements normalement cachés à ses sens. C’est donc d’abord aux Esprits que Kant s’attaque. Comme les hommes de son temps, il ne distingue pas clairement le visionnaire et le voyant, comme le feraient aujourd’hui les parapsychologues; aussi, ayant réfuté le premier, il estime avoir rejeté le second, ce qui le dispense de l’enquête approfondie qu’il aurait fallu mener pour vérifier si les faits de voyance attribués au suédois sont ou non vérifiés. Une enquête de ce type étant considérée a priori comme « parfaitement désespérée », il n’y a pas lieu de l’entreprendre et le philosophe peut se contenter de sous-entendre la faiblesse de l’attestation. Les lettres de créance des mandataires de l’autre monde, écrit Kant, sont constituées  » par les preuves qu’ils donnent de leur mission extraordinaire dans certaines épreuves soutenues en ce monde ci ». Mais ces preuves , à ses yeux, se ramènent à des  » on-dit vulgaires ». (p. 95) De sorte que, pour nous aujour’hui, qui disjoignons le problème de la connaissance des arrière-mondes et celui de la métagnomie, et qui ne prenons plus au sérieux, après un siècle de sciences psychiques, l’explication par les « on dit », le problème reste entier.

Et l’on se demande avec gourmandise quel parti Kant aurait pris devant des dossiers mieux étayés, celui d’Alexis Didier par exemple, pour ne pas parler de l’ evidence accumulée par les parapsychologues du XX° siècle sur les grands métagnomes. Au final, Kant a été injuste avec Swedenborg; il a vu le mystique exalté, mais il a totalement ignoré le savant. Mais surtout, il n’ a pas vu que Swedenborg était un sage, un modèle humain, un homme-carrefour, chez lequel cohabitent encore des tendances qui, par la suite vont diverger.