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Sous le magnétisme des romanciers, le magnétisme « réel »

Sous le magnétisme des romanciers, le magnétisme « réel »

Article publié initialement dans l’ouvrage « Traces du mesmérisme dans la littérature européenne du XIX° siècle », ouvrage collectif dirigé par Ernst Léonardy , Publications des facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2001.

Par Bertrand Méheust

A des spécialistes de la littérature, je n’apprendrai pas grand chose en essayant de pointer l’influence exercée par le mesmérisme sur tel ou tel auteur. En revanche, pour m’ être enfoncé dans l’histoire du magnétisme, je puis essayer d’éclairer certains arrière-plans de ce courant de pensée qui a marqué la culture européenne de son empreinte, tout en restant encore très mal connu. Après avoir entendu plusieurs de vos exposés, je perçois d’ ailleurs mieux en quoi je puis éventuellement vous être utile. Il m’apparaît en effet que le magnétisme dont parlent les écrivains est en grande partie un magnétisme imaginaire, une reconstruction syncrétique opérée à partir de certains traits fascinants véhiculés par la rumeur publique, avec toutes les déformations que cela comporte, et qu’il serait bien difficile, à partir des seules réélaborations littéraires, de se représenter ce que fut la réalité du magnétisme. Bien entendu on ne peut reprocher aux écrivains d’avoir mythifié le magnétisme, ou de l’avoir déformé; leur rôle n’est pas d’opérer des reconstitutions historiques exactes. Mais c’est à nous de connaître le terreau sur lequel ils ont édifié leur fictions. Le but de ce court exposé est donc de donner quelques aperçus sur le monde de pensée à partir duquel les écrivains que vous avez abordés ont opéré leur travail de rélaboration.


Quelques précisions de terminologie

La première chose à faire est de préciser une terminologie que l’usage a obscurci, et qui est venu ajouter son effet de flou à la nature un peu mystérieuse des phénomènes psychiques et culturels à laquelle elle renvoie. L’expression, désormais entrée dans la langue , de « magnétisme animal » , revêt au moins, en effet, quatre niveaux de signification .

1- Au sens fort, le magnétisme animal est pour Friedrich-Anton Mesmer un principe psycho-anthropo-cosmologique, une théorie unitaire permettant de décrire l’intrication de l’homme et de l’univers. Selon le médecin viennois, un fluide impalpable, source de vie et de santé, emplit le cosmos; ou plutôt il est le cosmos , en son fondement . Tant qu’ils sont saturés de ce fluide, les êtres vivants sont en bonne santé; mais que des « obstructions » l’empêchent d’irriguer les organismes, et c’est alors que survient la maladie. Cette théorie est très largement inspirée de doctrines antiques et des conceptions magico-religieuses de la Renaissance auxquelles – comme des érudits l’ont montré dès 1784 – Mesmer semble avoir été confronté dans les bibliothèques de Vienne ; et il serait intéressant, bien que je ne puisse entrer ici dans une une telle comparaison, de la mettre en rapport avec la doctrine chinoise du Qi, c’est-à-dire de l’énergie vitale.

2- Mesmer parle aussi de « magnétisme animal » dans un sens plus restreint, pour désigner la capacité, disponible selon lui en chaque homme mais développée par les magnétiseurs, d’utiliser le fluide vital à des fins thérapeutiques. D’après sa théorie, le magnétiseur serait capable, en mobilisant sa volonté, de diriger son fluide vital vers l’organisme du malade, provoquant chez ce dernier une crise salutaire qui débloquerait les obstructions et rétablirait la santé du patient.

3- D’autre part, après Puységur, à partir de 1784, quand l’accent est mis sur le somnambulisme, on parle de « somnambulisme magnétique », mais aussi, par la force de l’usage, de « magnétisme animal », pour désigner les nouveaux phénomènes mis en évidence par le seigneur de Buzancy et ses disciples; aux Etats-Unis, ou en Angleterre, la terminologie peut prêter encore davantage à confusion puisqu’on emploie souvent l’expression « mesmeric state  » ou « mesmeric sleep » pour désigner l’état de conscience somnambulique induit par le magnétiseur. Il s’agit là, en toute rigueur, d’un anachronisme caractérisé, d’une reconstruction a posteriori, puisque, comme vous le savez, Mesmer n’ a jamais produit le somnambulisme, ou du moins n’en a jamais revendiqué la découverte, n’ a jamais cherché à le cultiver, sans doute parce qu’il heurtait ses présupposés matérialistes.

4- Enfin on a également pris l’habitude de parler de « magnétisme animal » pour désigner l’ensemble des phénomènes culturels déclenchés par Mesmer à travers tout le XIX° siècle et notamment les réflexions suscitées par le somnambulisme. En employant comme je vais le faire cette expression dans ce sens très général, ou bien en parlant de « magnétisme », ou de « dossier magnétique », voire de « mesmérisme », pour désigner le somnambulisme, je ne ferai que suivre l’usage du siècle dernier. De même on qualifie de « magnétistes » non pas uniquement les adeptes de Mesmer et/ou les magnétiseurs stricto sensu, mais, plus largement, les théoriciens, les médecins, les philosophes, les écrivains, les artistes qui, sans souscrire nécessairement à toute la métaphysique des magnétiseurs, voient dans leurs pratiques et dans les faits qu’ils produisent un grand intérêt heuristique, et sont enclins à prendre leur parti dans le conflit qui les oppose aux tenants de la raison dogmatique. C’est ainsi, par exemple, que des hommes aussi différents que le docteur Husson, le physicien Ampère, les philosophes Guyau, Schopenhauer, Jaurès ou William James, ou bien encore le compositeur Wagner, peuvent être classés parmi les « magnétistes ».

Les courants du magnétisme

Pour s’orienter rapidement, il faut commencer par faire une cartographie rapide des courants du magnétisme, car c’est là un des aspects les plus mal connus, que les auteurs ne se donnent évidemment pas la peine de résumer. Voici donc, peint à traits, l' »échiquier » du magnétisme, au sens où l’on parle de l’échiquier politique. A l’époque de Puységur on voit se développer trois tendances principales. A « gauche », les mesmériens. Au « centre », les psychofluidistes, c’est-à-dire les disciples de Puységur. A « droite », enfin, les magnétiseurs spiritualistes. Enfin, sous la Restauration naît une quatrième tendance, le courant des « imaginationistes ».

1- Les mesmériens sont, historiquement, les premiers venus. Ils penchent vers le matérialisme, ils expliquent les modifications physiologiques et psychiques suscitées par la magnétisation en mettant l’accent sur le fluide, c’est-à-dire sur le vecteur matériel qui est censé les produire. Bien qu’il y ait toute une gamme de conceptions du mystérieux fluide, leur conception dominante est résolument physicaliste. Ils sont côtoyés par les « docteurs électriques », comme on les appelle à l’époque, c’est-à-dire par des médecins comme le docteur Désiré Pététin, qui veulent se démarquer du fluide mesmérien, et qui préfèrent parler d' »électricité vitale ». Mais ce sont là des différences verbales: les uns et les autres se réclament au fond du matérialisme montant. Leur conception se verra marginalisée après la découverte du somnambulisme par Puységur, mais elle ne continuera pas moins, à travers tout le XIX° siècle, d’ inspirer de nombreux travaux, qui se trouveront plus ou moins mêlés aux balbutiements de l’électricité médicale, et parfois aussi déboucheront sur d’étranges hybrides d’occultisme et de scientisme, avec, par exemple, les travaux baroques d’Hippolyte Baraduc.

2- Les psychofluidistes sont des spiritualistes, mais qui se réclament de la raison; ils estiment que le somnambulisme dévoile les puissances latentes de l’âme, mais refusent toute référence à des entités extérieures à la conscience humaine; tout en faisant intervenir comme vecteur un hypothétique fluide, ils considèrent la volonté comme l’agent véritable de l’action magnétique. Le courant psychofluidiste sort de Puységur, et se poursuit avec Tardy de Montravel, Chardel, Deleuze, Charpignon, Teste, etc., et va jusqu’à Rouxel, à la fin du siècle; il constitue le centre de gravité du magnétisme. Comme l’a bien vu Azouvi, sa doctrine est un bricolage, un assemblage hybride entre les thèses de Mesmer, et une nouvelle intuition qui cherche à se frayer la voie à travers un appareil de notions déjà périmé, et qui provient, semble-t-il, des magnétiseurs spiritualistes, dont la doctrine sera évoquée dans les lignes suivantes. Mesmer mettait l’accent sur la circulation du fluide, Puységur et ses disciples insistent sur la volonté qui le met en mouvement. Du Maître, les psychofluidistes ont conservé le fluide, mais en le liant à une intuition fondamentale, à savoir, précisément, que le véritable moteur de la magnétisation est la volonté de l’opérateur, laquelle, loin de s’imposer à celle du patient, viendrait s’ajouter à elle, collaborer avec elle. Cette conception subira deux déformations objectivement alliées: celle des hypnologues qui, à partir de Charcot, mettront l’accent exclusivement sur la croyance au fluide, pour mieux faire ressortir la différence qui sépare les thèses subjectivistes qu’ils professent depuis Braid, de l’objectivisme naïf qui est censé caractériser leurs prédécesseurs; et celle des magnétiseurs eux-mêmes, qui, lorsque la doctrine se vulgarisera et se répandra à l’étranger, à partir du milieu du siècle, auront tendance, eux aussi, à considérer le fluide vital comme l’agent exclusif de l’opération magnétique, ce qui, évidemment, nourrira les critiques de leurs adversaires.

3- Les spiritualistes se séparent en plusieurs branches. Les uns, comme le chevalier de Barberin, ne font pas intervenir d’entités extérieures à la conscience humaine, mais prétendent agir directement sur le patient, sans l’intermédiaire d’un fluide matériel, par la volonté et la prière. Les autres prétendent que leurs somnambules entrent en contact pendant leurs extases avec des entités angéliques, soit que la priorité revienne à l’âme humaine, les esprits ne faisant que seconder cette dernière; soit, au contraire, que les esprits tiennent le premier rôle, l’âme du somnambule n’étant qu’un canal. Lyon est leur patrie d’élection. Ils sont en général confinés, dans l’économie du magnétisme, dans un rôle marginal. Or, comme l’a bien montré Christine Bergé, si le courant psychofluidiste, centre de gravité du magnétisme, combat au nom de l’autonomie la référence illuministe aux entités suprahumaines, il lui doit en revanche son thème central, celui de la Volonté, que Martinès de Pasqually mettait au centre de sa doctrine; il lui doit aussi cette hauteur aristocratique qui caractérise les pratiques du premier magnétisme .

4- Enfin, à partir de 1813 naît avec l’abbé de Faria un nouveau courant, le courant « imaginationiste », selon la terminologie de l’époque, représenté par le baron d’Hénin de Cuvillers, Alexandre Bertrand, et le général François Noizet. Pour les tenants de ce courant, la volonté du magnétiseur n’intervient pas, n’agit pas sur le patient, avec ou sans un fluide spécial; elle se contente de libérer des puissances internes du sujet, les puissances de l’imagination, qui sont susceptibles de modifier de façon impressionnante la totalité psycho-organique de ce dernier. Sur les phénomènes observés, les imaginationistes s’accordent en partie avec les psycho-fluidistes; s’ils sont plus réservés à l’égard de certains phénomènes extraordinaires, ils admettent comme noyau central les manifestations du transfert de pensée, et la réalité des cures effectuées en état somnambulique.

Un exemple: Ursule Mirouët, de Balzac

Je prendrai pour exemple le roman de Balzac, Ursule Mirouët, qui me semble assez exemplaire du retraitement que l’imagination romanesque impose au magnétisme . Rappelons les faits qui nous concernent ici. Le vieux docteur Minoret, un esprit voltairien, est invité par Bouvard, un de ses anciens compagnons d’université, à assister à une séance de magnétisme. Les deux compères, qui ne sont pas vus depuis leur jeunesse, se sont séparés sur un désaccord concernant le magnétisme, sujet qui, à l’époque, était considéré comme essentiel, et à propos duquel on pouvait s’étriper, voire se brouiller à vie. Cette invitation sonne comme un défi. Bouvard prétend en effet connaître un magnétiseur qui pourra montrer à son viel adversaire des faits décisifs. Minoret relève le défi, les deux hommes se retrouvent et se rendent chez un « swendenborgiste » réputé pour ses pouvoirs. Ce dernier plonge sa somnambule dans le sommeil magnétique. Quand la dame en question se trouve dans l’état dit lucide, Minoret lui demande de décrire sa propriété du Loiret. Les tests sont décisifs; ils vont entraîner une véritable conversion du docteur voltairien. Voyons cela de plus près.

Je commence par la description du « swedendenborgiste ». Ce dernier est dépeint en des termes qui en font une sorte de surhomme effrayant, situé au dessus du commun des mortels. Qu’on en juge par ce passage:

« En ce moment se produisait à Paris un homme extraordinaire, doué par la foi d’une incalculable puissance, et disposant des pouvoirs magnétiques dans toutes leurs applications. Non seulement ce grand inconnu, qui vit encore, guérissait par lui-même et à distance toutes les maladies les plus cruelles, les plus inévétérées, soudainement et radicalement, comme jadis le sauveur des hommes; mais encore il produisait instantanément les phénomènes les plus curieux du somnambulisme en domptant les volontés les plus rebelles. La physionomie de cet inconnu, qui dit ne relever que de Dieu et communiquer avec les anges, comme Swedenborg, est celle du lion; il y éclate une énergie concontrée , irrésistible. Ses traits, singulièrement contournés, ont un aspect terrible et foudroyant; sa voix, qui vient des profondeurs de l’être, est comme chargée du fluide magnétique, elle entre en l’auditeur par tous les pores. »

En d’autres termes, ce qui nous est décrit ici, c’est un thaumaturge, un personnage sacré, qui communique avec le surnaturel, et qui canalise une énergie venue d’un autre monde. Or, c’est précisément de cette image que n’ont cessé de vouloir se débarasser les grands magnétiseurs ( Puységur, Deleuze…) du courant dominant des psychofluidistes. Ces derniers, tout en revendiquant la possibilité de produire chez leurs patients certains des effets que l’on va décrire, refusaient d’admettre que les magnétiseurs disposassent d’un pouvoir surnaturel qui les coupait du reste des hommes; à leurs yeux, les magnétiseurs ne disposaient pas plus d’un pouvoir surnaturel que les grands musiciens ou les grands mathématiciens quand ils exercent leurs talents : ils savaient simplement mieux se servir de potentialités disponibles en chaque être humain. D’autre part, je le rappelle, les théoriciens du courant psychofluidiste refusaient tout appel à des entités surnaturelles et expliquaient tous les phénomènes du somnambulisme par des potentialités latentes de l’âme humaine; ce sont les ésotéristes, surtout à Lyon, qui, avant la Révolution, pensaient que les somnambules étaient en contact avec des entités angéliques ou avec l’Ame du monde. En général ces ésotéristes, notamment le Chevalier de Barberin, ne faisaient pas appel au fluide pour expliquer les effets magnétiques présumés, qu’ils débouchent sur un état de somnambulisme lucide ou sur la guérison de maladies.

J’en viens aux phénomènes magnétiques relatés par Balzac. Sur ce point il faut être très précis, car l’ironie sceptique qui est de rigueur dans les milieux académiques quand on aborde ces questions pourrait facilement nous conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain, et à ne voir dans les phénomènes présumés que des fictions romanesques. En réalité, pour ce qui concerne au moins la lucidité magnétique, ces phénomènes, aussi étonnants fussent-ils, les magnétiseurs les plus pondérés, les meilleurs observateurs, comme Deleuze, prétendaient bien les avoir observés. Il se peut qu’ils se soient abusés, ce n’est pas ici le lieu de discuter d’un problème aussi difficile: en tout cas, ils les ont bel et bien décrits. La différence avec ce que décrit Balzac ne réside moins dans les faits allégués, que dans la façon avec laquelle ces faits se manifestaient dans les séances réelles. En effet, on ne trouvera jamais – du moins, je reviendrai sur ce point, à l’époque où Balzac écrit son roman – une séance qui les présente en les regroupant tous de cette façon, et portés à leur maximum. Penchons-nous un instant sur le texte pour les recenser. Une fois plongée dans le sommeil magnétique, la somnambule, à la demande de Minoret, qui lui tient la main, se projette en esprit dans la propriété du docteur, à Nemours. Elle décrit les lieux, le jardin, l’escalier qui descend à la rivière, les murs revêtus de plantes grimpantes, puis sa nièce adoptive, la jeune Ursule, l’héroïne du roman, dont elle donne un partrait physique et moral saisissant. Elle décrit encore les graines de réséda qu’elle a semées dans le jardin, et le livre où Minoret cache son argent. Elle fait mieux: elle décrit deux billets de cinq-cents francs qui se trouvent pliés dans le tome III de l’ ouvrage en question, l’un jaune et vieux, l’autre blanc et presque neuf. Le docteur est comme frappé par la foudre. Il prend congé de ses hôtes, saute dans la première diligence pour Nemours, où il arrive pendant la nuit. Les billets sont pliés, dans le livre indiqué, à l’endroit indiqué. Minoret avait oublié leur existence …

Une personne qui n’aurait aucune information sur ce que fut le magnétisme pourrait croire que des faits si extraordinaires sont totalement sortis de l’imagination de Balzac, ou du moins que le romancier à pris la plus grande liberté avec les récits des magnétiseurs. Mais il n’en est rien. Pris séparément, tous ces faits, ou des faits qualitativement équivalents, ont bien été allégués, par exemple lors des séances avec Alexis Didier, qui fut le plus fameux somnambule du XIX° siècle. Mais, néanmoins, on ne trouvera jamais aucune séance de Didier où l’on voie ses dons s’exercer avec la sûreté implacable de la somnambule de Balzac. C’est là la différence essentielle: ces facultés mystérieuses, dont par ailleurs les magnétiseurs reconnaissent la réalité, se manifestaient presque toujours de façon capricieuse, difficilement contrôlable; s’il n’y a pas de séances où Didier n’enregistre des succès surprenants, analogues en tous points, je le répète, à ceux de la somnambule de Balzac, il n’y en a pas non plus où il ne s’égare à un moment ou à un autre. Et c’est d’ailleurs pourquoi, à partir de cette époque, s’est développée toute une réflexion visant à montrer qu’au plan logique les échecs ne pouvaient annihiler les succès, de sorte que la question des pouvoirs magnétiques restait posée, malgré leur leur côté erratique. L’imagination du romancier, en un mot , reconstitue, à partir de faits réels – ou, tout au moins, donnés comme tel par les magnétiseurs et les magnétistes – un magnétisme surhumain, implacable, où les facultés s’exerceraient de façon souveraine.

Ce qui vient d’être dit doit être nuancé à propos des facultés curatives que Balzac prête à son thaumaturge. Ici, le romancier prend ses libertés avec les faits, en amplifiant de façon considérable les prétentions des magnétiseurs. Dans le courant dominant du magnétisme, c’est-à dire l’école de Deleuze, jamais aucun magnétiseur n’a prétendu guérir et distance  » soudainement et radicalement », les maladies les plus graves . Si de telles prétentions ont jamais été proférées, c’est dans les débuts du magnétisme, dans de petits cénacles d’illuminés; et elles n’ont pu l’être longtemps, pour la simple raison que l’on ne peut affirmer longtemps des assertions massivement démenties par les faits. (Ce qui ne veut pas dire, une fois encore, que les magnétiseurs ne prétendaient pas réussir à soulager, de façon parfois spectaculaire, les maux de leurs patients.)

J’ajouterai encore un point intrigant : c’est qu’à l’époque où Balzac écrit son roman, il n’existe pas, à ma connaissance, de somnambules présentant des phénomènes aussi forts et aussi ( relativement ) constants que ceux produits par Alexis Didier. Le roman de Balzac paraît en 1842, il repose donc sur une documentation antérieure de quelques années; à cette époque les somnambules qui défrayent la chronique, comme la jeune Léonide Pigeaire, ne semblent pas capables des phénomènes que produira Alexis Didier quelques années plus tard. Ironie du sort, c’est l’année suivante, en 1843, que le jeune Alexis, alors âgé 16 ans et demi, révèle ses dons présumés lors d’une séance publique. On est donc conduit à se demander – c’est en tout cas une voie que je vais tenter d’explorer – si le roman de Balzac, dans un effet de va et vient entre le réel et l’imaginaire, n’ a pas contribué au développement d’ une nouvelle phase du magnétisme, en fournissant aux magnétiseurs et aux somnambules le modèle d’exploits jugés jusque là inaccessibles..

Je résume mon diagnostic. Balzac est visiblement bien documenté. Mais, immergé dans l’actualité de son temps, il n’a vraisemblablement pas la clarté de vision que nous pouvons avoir, deux siècles plus tard, sur le magnétisme. Il comprime deux courants en un seul: il mêle les théories et les pratiques – spiritualistes mais également rationalistes – des psychofluidistes et celles, plus confidentielles, mais plus frappantes pour l’imagination, des ésotéristes, notamment des swedenborgiens, ce qui le conduit, contre la tradition dominante du magnétisme, à faire du magnétiseur une sorte de personnage sacré, de thaumaturge surhumain. A partir de faits réellements attestés, il invente une sorte de magnétisme idéal qui servira de modèle pour des développements ultérieurs. C’est cette image qui va passerà la postérité. Or, c’est de ce magnétisme en partie imaginaire que s’empareront lavec délectation les hypnologues disciples de Charcot quand, à la fin du siècle, pour mieux s’accaparer les pratiques des magnétiseurs, ils les dépeindront comme des thaumaturges irresponsables.